Adopter son enfant

Tous les enfants du monde sont-ils des enfants adoptés  ?

Hélas non. Bien sûr beaucoup d’enfants sont les enfants biologiques de leurs parents, et pourtant ce n’est qu’une donnée de base, ça ne suffit pas en soi pour que le lien de filiation s’établisse valablement. Si l’instinct maternel ou paternel existe – aujourd’hui on observe des modifications neurologiques à partir de la naissance d’un enfant – il faut constater que le rejet maternel ou paternel existe aussi. La filiation directe ne suffit pas pour que le parent se sente authentiquement le parent protecteur et attentif de son enfant. Encore faut-il qu’il l’adopte psychologiquement. Et ça ne réussit pas à tous les coups loin s’en faut. C’est un travail psychique qui a ses méandres. Bien sûr, pour la mère, le fait de l’avoir porté peut aider, mais ce n’est pas systématique car il faut qu’elle accueille un enfant réel et non pas l’enfant de ses rêves ; un enfant qui n’existait pas avant de naître. Rappel, avant de naître c’est un fœtus, pas un bébé. Et cette rencontre réciproque ne va pas de soi. Qui est cet étranger ? Différent des rêves, qui ressemble à …  et qui n’en fait qu’à sa tête. Le travail psychique d’adoption passe par l’acceptation de sa responsabilité vis-à-vis du nouveau-né, quoiqu’il soit, par l’acceptation d’une dépendance réciproque sur le long terme, par l’acceptation de la réalité dont il est une incarnation. Certaines n’y arrivent pas, elles peuvent refuser cet intrus ou les fantômes qui l’accompagnent. Mais toutes ont ce travail à faire qu’elles soient mères biologiques ou non.

Pour le père ?

C’est un peu le même travail avec une autre difficulté : il doit adopter son enfant pour une relation directe indépendamment de la relation qu’il entretient avec la mère, et  surtout indépendamment du lien fort que le nouveau-né tisse avec la mère qui peut lui faire vivre un sentiment d’exclusion. Il y a aussi des ratés pour les pères biologiques ou adoptifs, et l’on voit bien lors des séparations combien des pères ou des mères échouent sur le maintien d’un lien de qualité.

La rencontre ne devrait-elle pas se faire spontanément ?

Il faut du temps pour que la rencontre ait lieu, souvent quelques jours, parfois des mois, et parfois elle ne se fera jamais. Surtout si l’on s’en tient à l’évidence de la biologie et que l’on n’interroge pas sincèrement ses réticences, ses difficultés, ses blocages. Or il n’y a rien de plus urgent que d’affronter ses démons si l’on veut rencontrer l’enfant. Urgent aussi de laisser du temps au nouveau-né pour rencontrer ses parents, du temps pour apprendre à être leur enfant car c’est la première fois qu’il est un bébé. Il a seulement le potentiel pour être bébé, une compétence pour l’être (il a une préthéorie mais pas la pratique). Curieusement, quoique, il faut aussi que chaque parent adopte le conjoint dans son nouveau statut et il ne suffit pas de le dire pour que cela se fasse. C’est une autre histoire tout aussi délicate.

Quand l’enfant n’est pas désiré, la rencontre peut-elle se faire ?

C’est aujourd’hui une urgence pour les parents de dire que l’enfant était désiré. Plus dur à dire si ce n’était pas le cas car c’est empreint d’une grande culpabilité. Mais le terme d’enfant désiré pose problème puisqu’un enfant n’existe qu’à partir de sa naissance. Une jeune maman m’a donné la clé un jour, elle m’a dit : « je n’avais pas de projet d’enfant ». Vous voyez la différence ? Ce n’est pas le désir conscient de cet enfant-là qui importera dans la relation, mais la rencontre, la façon dont l’enfant réel va être accueilli, reconnu, même s’il n’était pas programmé dans l’agenda de ministre des parents, même s’il bouscule tout. Quoi qu’il en soit, même prévu, même anticipé, quand ça se passe bien un enfant bouscule tout.

Dans l’histoire de l’humanité, l’enfant désiré est lié au choix offert par la contraception et l’avortement

Des milliards d’êtres humains sont nés du seul désir sexuel des parents ou d’un des parents, dans l’amour  ou la haine. Les méandres du désir inconscient sont difficiles d’accès, je n’en parlerai pas. Hélas, beaucoup d’adultes souffriront longtemps de ne pas avoir été désirés, croient-ils, et c’est parfois une blessure narcissique dont je vous propose de penser qu’elle se constitue sur un malentendu, un mal-dit. La question serait plutôt : la magie de la rencontre a-t-elle opéré ? Si non, alors il faut s’atteler à la tâche car rien n’est perdu pour autant.

Peut-on poser la question de l’adoption d’une génération par une autre ?

Oui il serait intéressant de reprendre les choses sous cet angle, politiquement. Je pourrai redire les mêmes choses, ça garderait du sens mais du coup ça permet de rajouter un autre élément. Les progrès technologiques font que le lien entre les générations est différent aujourd’hui, il y a une rupture. Les sociologues ont beaucoup étudié ce phénomène de rupture dans la transmission. Il y a chaque jour des inventions technologiques qui changent la face du monde sans que nous le percevions toujours, qui font que les parents ont moins à transmettre. Plus personne ne peut dire  à quoi ressembleront les métiers dans 10 ans. Les nouvelles générations peuvent se retrouver conforter dans leur fantasme d’auto-engendrement, dans le fantasme qu’ils sont les éducateurs de leurs parents dépassés par les nouvelles technologies ; et des parents renvoyés à un statut de petit enfant naïf. C’est un changement majeur car du coup on ne sait plus qui doit adopter qui, on ne sait plus forcément ce qu’il faut transmettre entre les générations et l’on peut imaginer que le recours angoissé aux racines peut faire office de lien ultime, office de résistance aux évolutions technologiques et biotechnologiques. C’est une hypothèse de sociologues et de psychologues à laquelle je souscris.

Quelle attitude adopter ?

Il y a un mot que je n’ai pas prononcé car il est compliqué d’en parler, c’est la mort. La vie nouvelle contient la question de la mort et des angoisses associées. L’enfant est porteur d’un sacré message, non pas d’une information nouvelle car nous nous savons mortels, mais d’une prophétie qu’il incarne. Nous pouvons nous contorsionner comme Laïos face à Oedipe,  l’oracle est implacable. On peut dire les choses d’une manière moins dramatique et moins passionnée : l’enfant en naissant nous fait percevoir la profondeur du temps, la profondeur du cycle des générations. Comme une éclipse solaire nous fait percevoir le vide interstellaire. Ainsi il est commun de dire que le temps est passé, il serait plus judicieux me semble-t-il de dire : nous sommes passés devant le temps. C’est-à-dire que chaque être humain à son horloge propre et ce nouveau-né nous échappe déjà en même temps qu’il est là. Par son arrivée il vient questionner notre rapport à la temporalité, mais nous n’avons pas tous les mêmes réponses à fournir.

Comment soutenir ce travail d’adoption ?

Une société, les individus qui la composent, dévoile son visage dans la façon dont elle adopte la génération suivante. Force est de constater que la tension entre les générations est forte dans tous les pays du monde quand on voit le sort réservé aux enfants par les traditions ou par les guerres (économiques ou armées). Dans nos sociétés occidentales il serait prétentieux de dire que nous organisons valablement l’accueil des nouveau-nés ! Le manque de crèches, les temps de transports, le travail décalé, la qualité de la nourriture, l’excitation permanente, la pollution… Difficile d’affirmer que c’est une préoccupation première. Ils vivent avec nous la vie que nous menons, une vie d’homo-economicus, ils ne sont pas au centre de l’organisation de la cité. Ça dure depuis des siècles, mais cela peut-il durer encore un seul ? Au-delà de la simple mais essentielle question des limites du corps : notre capacité à respirer du mauvais air et à ingérer des produits toxiques ; personne ne connaît en revanche la limite de plasticité du psychisme humain. Jusqu’à quel point les enfants sont-ils capables de s’adapter aux changements très rapides qui s’imposent à nous s’ils ne sont pas correctement adoptés et protégés par la génération précédente ? Dans ces conditions, jusqu’à quel point seront-ils capables de devenir eux-mêmes une génération fiable et protectrice pour la suivante ? Le nombre croissant de comportements psychopathiques – pas de modifications génétiques connues, mais la pollution expliquera peut-être une partie du phénomène – devrait nous interroger sur notre responsabilité sociale.

Le cycle retrouvailles – séparation

La petite famille est à peine née que déjà les questions de séparations sont envisagées !

La séparation d’avec la mère et les angoisses associées sont la grande affaire de la petite enfance. Autant pour les parents que pour les enfants. Et il n’est pas impossible que ces angoisses nous poursuivent toute notre vie. Combien d’adultes n’ont en fait jamais vécu seuls ? Combien d’adultes gardent toute leur vie un doudou pour dormir ? Ou la lumière allumée ? Pourtant il faut bien apprendre à se séparer car pour vivre sa vie dans une autonomie  suffisante et tranquille il s’agit de surmonter ses angoisses d’abandon, de danger imminent, de les apprivoiser et de les transformer.

Il y a une espèce d’urgence à l’autonomie dans notre nouvelle culture. Une injonction.

Oui, il faudrait les préparer à être des cow-boy solitaires,  des self made, le mythe libéral quoi. Beaucoup de parents apprennent la séparation à leurs enfants en créant des séparations précoces, pour qu’ils s’habituent à la séparation justement. C’est la théorie spontanée de l’apprentissage par la confrontation au réel. « Tu devrais le mettre à la crèche le plus tôt possible », « il ne faut pas lui donner le sein si tu veux reprendre le travail » etc.. En clair il ne faut pas trop s’attacher car ça va rendre la séparation encore plus dure. Autant ne pas trop se lier ou trop s’attacher. Cette logique est implacable mais… fausse, car c’est faire une analogie entre le lien psychique mère/enfant et la corde. Si on renforce une corde elle est plus difficile à couper c’est vrai, en revanche pour le lien mère/enfant c’est le contraire, plus il est de qualité et plus il sera facile de le couper (symboliquement) dans la certitude que l’on est qu’il est facile de le reconstituer, parce que fiable. Il est plus facile de se séparer d’une mère que l’on a eue (elle est reconstituée à l’intérieur) que d’une mère que l’on n’a pas eue et que l’on risque de chercher toute sa vie.

Comment préparer valablement cette capacité à se séparer tranquillement

Pour se séparer il faut d’abord apprendre à se retrouver. Curieux non ? C’est-à-dire que sur le plan psychologique les retrouvailles doivent précéder les séparations. Pas si curieux que ça car les petites séparations sont multiples durant la petite enfance mais nous négligeons les retrouvailles comme faisant partie d’une boucle vertueuse. Pourtant il suffit de se souvenir : vous attendiez votre amoureux à 20h pour aller au restaurant ou au cinéma. Quand il est arrivé tranquillement à 21h sans avoir prévenu de son retard… drame. L’impatience et l’incompréhension ont remplacé la joie de se retrouver par du ressentiment voire de la colère. Conflit intérieur. En toute logique vous auriez dû vous réjouir qu’il ou elle arrive enfin, et pourtant qu’il est difficile de surmonter le sentiment d’avoir été traité négligemment. Le sentiment d’humiliation rôde et se lie à la souffrance du manque. Il faut du temps pour surmonter ce conflit qui rend silencieux, et gâche les retrouvailles qui ne peuvent pas être joyeuses et ne les rendra pas plus facile la prochaine fois, bien au contraire.

Vrai pour les familles dont le père est en déplacement long par exemple ?

Ces familles savent combien c’est difficile l’absence. Au début l’absent manque, à la fin il dérange. Le travail consiste toujours à surmonter ce conflit lié au retour de l’autre. C’est la même chose pour les petits enfants qui ont attendu au-delà de leur capacité et se sont accrochés au souvenir fragile de leur mère. Vous observerez d’ailleurs comment même un tout petit bébé peut tourner la tête à sa mère qu’il retrouve après une absence trop longue pour lui. Dans ces cas-là prudence et patience, il faut lui laisser le temps de pardonner à sa mère par un sourire avant de lui faire une demande : prendre son lait par exemple, chose qu’il pourrait vous refuser dans un premier temps.

Des retrouvailles réussies ce serait quoi ?

De la disponibilité, du sens de l’observation. Le temps que l’on donne à l’enfant pour qu’il dépasse son conflit, ses sentiments contradictoires, et la perception blessante voire humiliante du manque. Pour l’aider, il faut… ne rien faire, si tant est qu’attendre les bras symboliquement ouvert était rien. Et c’est difficile semble-t-il car ce n’est pas un apprentissage banal. Ne rien faire c’est ne pas déballer les courses, ou vider la machine. Ne pas téléphoner, ne pas regarder la télé. Ne rien faire c’est rester à sa disposition, éventuellement près du sol. Pour qu’il s’approche, raconte à sa manière sa journée, pardonne à son parent. Quant à l’issue de ce rapprochement il repart à ses activités, le cycle séparation/retrouvailles est bouclé, le parent peut repartir à ses occupations. Même chose quand on rentre de déplacement, on laisse les valises dans l’entrée et on s’assoie… mais sans télé ni portable. Il n’y a rien de plus urgent que d’attendre et ne rien faire. Bras ouverts on a dit. Nota, cela ne veut pas dire qu’il faut faire ça à la crèche ou chez la nounou, il faut le faire chez soi.

On dit retrouvailles pour parler de retrouver l’autre, et se retrouver quand il s’agit de soi à soi

Oui et c’est intéressant de jouer avec ces deux termes. Pour se retrouver soi-même il faut qu’il y ait eu retrouvailles avec l’autre car l’on s’était un petit peu perdu en son absence. Perdu ça veut dire être tiraillé par des sentiments contradictoires, entre désir de le revoir et désir de le mettre en pièce pour avoir manqué à notre appel. Mais la destruction est impossible car l’autre est le réceptacle de tant de désirs, l’enfant ne peut alors que frapper de dépit. Vous êtes autorisés à faire des liens avec des violences adultes aussi. Cette dépendance est une grande souffrance, une véritable humiliation qui met l’enfant en miette, il faudra donc qu’il y ait retrouvailles pour qu’il se retrouve enfin unifié dans un sentiment de dépendance apaisée, réciproque d’une certaine manière car la question de l’amour est : qui suis-je pour toi ? Rassurez-vous, ce conflit dure toute la vie quand on aime !

Ce n’est pas un trop d’amour pour l’enfant, un trop de mère, qui empêche une bonne séparation alors ?

Qui peut dire ce que veut dire trop ? Ca change en fonction des époques et des cultures. Et ça a beaucoup changé ce dernier siècle avec la baisse de la mortalité et de la natalité. Les enfants ont cette compétence à être séparés mais encore faut-il que la mère elle-même, ou le père, soit tranquille avec la séparation, qu’ils ne confonde pas par exemple l’amour avec l’impossibilité de se séparer, l’amour avec la souffrance de la séparation, ce qui est une confusion fréquente. On peut repérer des parents qui ont besoin de voir leurs enfants souffrir de la séparation et besoin de souffrir en retour ; alors les enfants apprennent à pleurer pour faire plaisir à leurs parents. Comme si la légèreté était interdite, comme si la culpabilité affichée par le parent était un gage d’amour à donner l’enfant .

Céder ou ne pas céder à un enfant ?

« Je ne céderai pas », « j’ai fini par céder », ou « tu n’aurais pas dû céder » etc.. sont des expressions courantes, de quoi parlent-elles ?

Les mots ont de l’importance, parfois ils expriment notre idée mais parfois ils la précèdent voire la créent. Ces expressions signifient qu’il y a un gagnant et un perdant. Il y aura rancœur ou colère, donc représailles. Mais cela veut dire surtout que le parent s’est placé au même niveau que l’enfant et c’est cela le problème. Il s’est laissé déloger de ce statut ce qui n’était pas le projet initial de l’enfant dans son opposition. C’est un problème d’une part parce que l’enfant peut être dans l’illusion qu’il peut gagner, ça alimente un sentiment de toute puissance qu’on lui reprochera ensuite, et d’autre part parce que cela crée de la rancœur, du ressentiment voire de la colère : sentiments qui font le lit de prochaines vengeances.

Il n’y a que des perdants alors ?

Je ne parle pas de situations où sa santé ou sa sécurité sont engagées, je parle des situations qui n’ont que l’importance qu’on leur accorde. Que l’on cède ou que l’on ne cède pas c’est égal : c’est  une défaite pour le parent et l’enfant. Je vous propose de repenser les situations avec un autre verbe : accorder, ou ne pas accorder. Comprenez-vous le changement de perspectives ? C’est-à-dire que si le parent juge que l’enfant est à sa limite de renoncement ou de compréhension, qu’il veut quelque chose à laquelle il ne peut pas renoncer car il n’en a pas les moyens, alors il peut lui accorder sans que ce soit une défaite pour lui et une victoire pour l’enfant. C’est donner satisfaction sans céder pour autant. Mais il ne faut pas se payer de mots, pour savoir si le parent a cédé ou bien accordé il doit identifier son sentiment : éprouve-t-il du dépit, de la rancœur ou bien de la réjouissance pour le plaisir de l’enfant ?

Alors cet enfant exigeant a eu ce qu’il voulait ?

Mais en accordant, le parent, qui avait les moyens physiques de refuser, s’est montré bienveillant et a gardé son statut de parent. Et curieusement (pas tant que ça) son autorité se trouvera renforcée du fait de cette attention aux limites de l’enfant. Plus il dira oui aux demandes de l’enfant, et se réjouira, et plus il renforcera l’image d’une autorité bienveillante qui ne cherche pas son confort personnel. Plus il entrera en conflit et plus il dégradera l’image de l’autorité.

Si on n’accorde pas ?

Mais dans ce cas-là c’est un non bienveillant qui n’est pas dans le bras de fer. Poser un non qui tienne compte de ses limites inspire confiance à l’enfant. Il peut rester serein sous une autorité protectrice et bienveillante. Il peut percevoir ce double aspect d’une relation d’autorité non violente qui n’est pas un rapport de soumission, de persécution, ni de l’enfant ni du parent. Il est important que l’autorité de l’un ne soit pas soumission de l’autre car l’enjeu pour l’enfant est de comprendre que l’autorité est à son service, et non pas au service du bien-être du parent. Si ce n’est pas le cas il faudra reprendre avec le parent son propre rapport à l’autorité.

mais n’est-ce pas un évitement du conflit ?

Non si c’est laisser l’opportunité à l’enfant d’éprouver un sentiment de responsabilité plutôt qu’un énième conflit, c’est-à-dire l’opportunité de réfléchir à la situation. Si l’enfant n’a jamais l’occasion de le faire il ne peut que développer sa compétence à s’opposer. Et comme c’est un enfant il peut aller très loin dans son opposition. Mais la responsabilité est aussi un apprentissage et ça ne peut se faire que dans la bienveillance… et beaucoup de patience.

Vous disiez important de se réjouir quand on accorde

C’est bien d’insister. Quand on aime on devrait se réjouir du plaisir de l’autre. Si on ne se réjouit pas pour son enfant quand il a obtenu ce qu’il réclamait alors ça mérite un retour sur soi. Qu’est-ce qui gène ? Le regard des autres ? Le fait qu’il ait ce que l’on n’a pas eu soi-même enfant ? Le sentiment qu’il ressemble à on ne sait qui ? Le fait que la vie nous frustre alors pourquoi pas lui ? Simplement une attitude apprise durant l’enfance par un parent jamais content ? Il y a bien des hypothèses à explorer et à parler en couple.

Si au contraire on n’arrive pas à frustrer son enfant ?

Et on lui cède tout en s’en réjouissant ? L’enfant  gâté. Là encore il va falloir interroger sa propre histoire, son propre rapport à la frustration, et son rapport aux autres. Un parent peut ne pas vouloir le frustrer car il veut en faire un éternel enfant exigeant comme un prince du désert, mettre les autres adultes en échec quand ils s’en occuperont donc. Problématique complexe qui sera à reprendre. Sur les frustrations, Françoise Dolto nous a enseigné la dimension symbolique des frustrations, leur caractère « promotionnant ». C’est-à-dire que mettre une butée à la demande d’un enfant c’est lui proposer de monter d’un cran en maturité : « certes tu n’as pas ce que tu voulais mais c’est parce que c’est réservé aux plus petits, toi tu dois renoncer désormais à ce truc pour avoir d’autres avantages accordés aux plus grands ». C’est donc pour son bien et non pas pour notre confort personnel, c’est une promotion. Dans ce cas c’est ne pas le frustrer qui est dommageable pour lui car on lui refuse en fait une promotion. Mais encore faut-il que le parent soit capable de se frustrer lui-même sinon ce sera compliqué pour tout le monde.

Et si on n’arrive pas à le fruster mais sans s’en réjouir

Le bras de fer perpétuel ? L’enfant insatisfait/insatisfaisant. Les enfants sont différents et il est possible que certains soient plus intolérants à la frustration que d’autres, qu’ils aient du mal à lâcher leur désir, à composer avec leur désir, à  reporter la satisfaction. L’affrontement est risqué, si l’on se met sur le registre de l’enfant on a toutes les chances d’échouer. La diplomatie et l’esquive sont des arts difficiles surtout si l’enfant vient chercher l’affrontement pour des raisons que l’on ignore. Mais peut-être faut-il réfléchir aux raisons qui le pousseraient à affronter son parent systématiquement : une demande qu’il n’arrive pas à identifier et donc à formuler ? Une rancœur ? Une incompréhension dans sa vie ? Un comportement énigmatique du parent ? Un secret qu’il perçoit ? Une préoccupation qu’on ne lui fait pas partager ?

Une insatisfaction constitutive dans la relation ?

Oui, il peut y avoir un nœud dans la rencontre inaugurale entre la mère et l’enfant qui n’est pas parlé, un nœud dans le cœur et dans la gorge. Un vécu d’échec chez la mère dans les premiers mois face aux difficultés de son bébé par exemple et qui perdure, c’est assez fréquent. Mais il y a bien d’autres hypothèses. Cette période autour de la naissance, bien avant, pendant la grossesse, et un peu après la naissance, mérite d’être explorée et parlée encore et encore… Surtout quand on n’arrive pas à en parler. Les amies sont particulièrement précieuses à cette époque. Accessoirement le psy aussi.

Pour conclure

Céder/ne pas céder fait référence dans la relation à l’intransigeance, la fermeté, la contrainte, la soumission, la défaite ou la victoire, et ce sont comme des élastiques tendus par le ressentiment qui vous reviendront dans la figure,  accorder/ne pas accorder fait référence à la fonction protectrice du parent dans le respect de la différence des générations.

Le « mal-parler »,  une maltraitance ?

Toutes les générations transforment la langue de leurs parents. Ça, ça ne change pas !?

Et ça ne changera pas, mais quelque chose  a changé semble-t-il. Bien sûr il y a un argot qui se transmet en parallèle de l’école, non pas de génération en génération mais de grands  à petits. Quand tout se passe bien les jeunes deviennent bilingues : ils ont un langage entre eux, plutôt argotique et gras qui les unit et les distingue de la génération précédente, et un langage pour vivre en famille, en société, au travail, un langage qui unit toutes les générations. Mais la nouveauté c’est une baisse du nombre de mots utilisés par les jeunes. Beaucoup disposent de moins de 800, voire moins de 500, quand ils devraient en avoir plus de 1200 en fin de maternelle et 3 à 5000 à l’âge adulte. Tous ces chiffres sont à prendre avec des pincettes nous disent les linguistes mais on peut s’en servir pour penser la tendance vers un appauvrissement.

Peut-on parler de maltraitance à enfant pour autant ?

Je voudrais penser ça avec vous. Le vocabulaire, sa richesse, ça ne sert pas seulement à paraître, ça sert à être en relation et à exprimer des émotions, des sentiments, des opinions, à comprendre le monde. Ne pas avoir les mots pour parler de soi c’est être privé d’une partie de son humanité. Les psycholinguistes nous montrent que nous n’avons que les sentiments de nos mots ; ainsi il y a des sentiments non partageables d’une culture à l’autre car le mot n’existe pas pour le traduire. Or il y a aujourd’hui des jeunes qui sont amputés d’une grande partie de leur potentiel émotionnel et vivent avec quelques émotions fortes plutôt qu’avec les finesses et la variété des sentiments : cool, haine, rage, prise de tête etc… C’est une violence sournoise qui ne s’appelle pas maltraitance mais on gagnerait à la nommer ainsi car il y a des conséquences graves : ceux qui manquent de vocabulaire vont disparaître ou au contraire apparaître en place publique sur le mode de l’infraction. Question de dignité.

Plus précisément ?

Pour être libre il faut être instruit du monde extérieur, mais aussi de son propre monde intérieur, avoir la capacité de penser ses aliénations et dépendances. Avec moins de 800 mots on est dans la survie mais pas en capacité d’exercer son pouvoir de citoyen. On a toutes les chances d’être dépendant de ceux qui ont un haut niveau de communication. Il y a donc un enjeu pour la démocratie. Plus tard, comment assurer sa responsabilité de parent avec un si faible langage ? Comment accompagner les découvertes de son enfant, ce qu’il voit du monde, si on n’a pas les mots pour mettre du sens sur l’énigmatique ? Or l’enfant se fie à son traducteur, attention donc aux contresens.

Tous les peuples du monde n’ont pas, ou n’ont pas eu, un vocabulaire aussi riche que le nôtre. Où est le problème alors ?

Toutes les langues du monde sont obligées de rajouter des mots si elles veulent rester vivantes, souvent en anglais, pour faire face à l’évolution des sciences et des techniques mais aussi à l’évolution des rapports sociaux ; mais je parle plus particulièrement des mots qui nous permettent de sortir de la grossièreté des émotions de base. Le langage est un marqueur important de son identité et c’est pour cela qu’en tant que parent on doit y réfléchir. Voici une expérience faite avec des bébés pour illustrer mon propos : 1 – on présente à des bébés des femmes avec un doudou, ils sont attirés par les doudous tenus par des femmes qui ressemblent à leur mère, qui ont leur couleur de peau ; 2 – puis on fait parler ces femmes, ils choisissent alors de s’intéresser au doudou porté par la femme qui parle la langue de leur mère, avec son accent spécifique si c’est la même langue, quelle que soit sa couleur de peau. Ça signe l’importance du langage comme lien pour les humains, et chaque langue a sa musicalité, sa prosodie. Ça veut dire que lorsque vous parlez en présence des enfants, vous ou la télé, vous leur faites leur identité langagière, leur famille sonore. Vous leur préparez peut-être une partie de leur parcours (la destinée diront certains).

On aimerait tellement que nos enfants ne reprennent pas nos travers, nos défauts

Ils sont nés avec la compétence d’imiter, la nécessité de reproduire ce qu’ils perçoivent pour s’adapter à leur environnement. Ce n’est pas une sélection morale mais statistique et il y a des neurones dédiés à cette fonction. Sur le plan psychologique c’est l’identification qui permet à l’enfant de sélectionner les choses à imiter. Par exemple quand on veut exclure quelqu’un d’un groupe, on tente de lui barrer les possibilités d’identification « tu n’es pas comme nous » ; ainsi il y a des choses qu’il ne pourra pas apprendre en regardant/écoutant les autres. Si on empêche des enfants de s’identifier aux porteurs d’un langage riche, peu importe les différences sociologiques ou politiques, alors on les empêche d’acquérir ce langage qui peut même devenir interdit alors qu’il leur appartient en propre.  Si on leur propose des comportements et des mots à travers des séries télé, appelées faussement réalité, de la musique ou autres, alors ils reproduiront les mimiques et les tics de ces figures identificatoires. C’est ainsi qu’on fait la promotion de la vulgarité, auprès des ados notamment mais pas seulement.

Que faire en tant que parent ?

Comprendre notre responsabilité de passeurs de mots, de sentiments. Nous devons assumer la recherche et l’emploi d’un certain nombre de mots précis plutôt que de nous résoudre rapidement à utiliser un langage pauvre pour être compris. Ils sauront faire la différence entre la langue entre-soi et la langue commune. La langue entre-soi c’est d’abord entre la mère et l’enfant, puis la famille, puis la génération, la catégorie sociale, mais il faut bien apprendre cette deuxième langue qui nous éloigne de maman et nous inscrit dans l’immense communauté des humains.

Combien de familles n’ont pas de dictionnaire à la maison ?

Un dictionnaire de 75 000 mots coûte 2 paquets de cigarettes, et c’est gratuit sur le smartphone. Il y a des livres à la médiathèque certes mais combien d’enfants ne disposent pas de papier brouillon et de crayons à la maison ? Aujourd’hui que nous parlons tant d’ouverture à l’autre, combien de familles veillent au contraire à fermer les enfants sur le clan ou la communauté à travers le langage ? Sans mesurer toujours que ce sont des stigmates qui les tiendront à distance des autres. C’est parfois l’objectif. La richesse du vocabulaire, ce n’est pas réservé aux riches, amalgame fréquent et catastrophique. La richesse du vocabulaire c’est leur héritage, c’est leur dû, leur droit et donc notre devoir. Nota : si la richesse du langage ne fait pas la valeur humaine, les dictateurs sont souvent instruits, la faiblesse du langage ne fait pas du tout le citoyen-philosophe. Les penseurs du peuple et des pauvres comme Marx Ghandi Mandela Luther King étaient instruits.

Reste la question pour tous les adultes : jusqu’où devons-nous adapter notre langage pour être compris ?

Je crois que les adultes ont tort quand ils reprennent le langage adolescent. Ce langage est destiné à mettre les adultes à distance, à créer une barrière entre les générations, il faut donc respecter ce besoin. En revanche, nous devons persévérer pour leur apprendre le langage adulte même si aujourd’hui ils pensent pouvoir s’en passer de plus en plus puisque nombre d’adultes l’utilisent. C’est un leurre car pour parler à tous il faut parler la langue de tous – avec le moins d’accent possible en quelque sorte – sinon ça veut dire qu’on les assigne à un statut d’enfants consuméristes et excités dont on attend seulement qu’ils ne nous embêtent pas trop ; ou bien qu’il n’y a pas de lieux où l’on doit se tenir différemment, et non pas comme entre copains.

On voit des gens se vanter de parler « cash », de parler de la même façon n’importe où.

Comme si c’était un signe de franchise et qu’à l’inverse changer de langage était un signe de fausseté. C’est peut-être parce qu’ils ne sont pas bilingues. Or changer de langage, l’adapter à la situation, c’est signifier que l’on comprend les différences et que l’on respecte les conventions sociales. Apprendre aux enfants et aux adolescents le respect des conventions est de la plus haute importance. Le fait que les adultes ne les respectent pas toujours ne justifie rien bien au contraire.

un mot sur le parler bébé

C’est parfois comme le sein partagé entre la mère et l’enfant, un truc privé. Je ne sais pas s’il faut s’alarmer de ça quand ils savent être grands ailleurs. Ça me fait penser au sevrage, on ne sait pas toujours qui doit l’initier et à qui appartient le sein. Vient le temps ou il faudra bien parler correctement à l’enfant, mettre les bons mots  même s’ils paraissent compliqués. Vient le temps ou il faudra bien accuser réception des compétences de l’enfant. Le langage bébé  ressemble à de la tendresse, ce qui n’est pas une tuile dans la vie, mais c’est bien aussi quand c’est le parent qui transmet la langue des autres. Une façon de l’inscrire dans la communauté, donc de s’en séparer symboliquement.