Adopter son enfant

Tous les enfants du monde sont-ils des enfants adoptés  ?

Hélas non. Bien sûr beaucoup d’enfants sont les enfants biologiques de leurs parents, et pourtant ce n’est qu’une donnée de base, ça ne suffit pas en soi pour que le lien de filiation s’établisse valablement. Si l’instinct maternel ou paternel existe – aujourd’hui on observe des modifications neurologiques à partir de la naissance d’un enfant – il faut constater que le rejet maternel ou paternel existe aussi. La filiation directe ne suffit pas pour que le parent se sente authentiquement le parent protecteur et attentif de son enfant. Encore faut-il qu’il l’adopte psychologiquement. Et ça ne réussit pas à tous les coups loin s’en faut. C’est un travail psychique qui a ses méandres. Bien sûr, pour la mère, le fait de l’avoir porté peut aider, mais ce n’est pas systématique car il faut qu’elle accueille un enfant réel et non pas l’enfant de ses rêves ; un enfant qui n’existait pas avant de naître. Rappel, avant de naître c’est un fœtus, pas un bébé. Et cette rencontre réciproque ne va pas de soi. Qui est cet étranger ? Différent des rêves, qui ressemble à …  et qui n’en fait qu’à sa tête. Le travail psychique d’adoption passe par l’acceptation de sa responsabilité vis-à-vis du nouveau-né, quoiqu’il soit, par l’acceptation d’une dépendance réciproque sur le long terme, par l’acceptation de la réalité dont il est une incarnation. Certaines n’y arrivent pas, elles peuvent refuser cet intrus ou les fantômes qui l’accompagnent. Mais toutes ont ce travail à faire qu’elles soient mères biologiques ou non.

Pour le père ?

C’est un peu le même travail avec une autre difficulté : il doit adopter son enfant pour une relation directe indépendamment de la relation qu’il entretient avec la mère, et  surtout indépendamment du lien fort que le nouveau-né tisse avec la mère qui peut lui faire vivre un sentiment d’exclusion. Il y a aussi des ratés pour les pères biologiques ou adoptifs, et l’on voit bien lors des séparations combien des pères ou des mères échouent sur le maintien d’un lien de qualité.

La rencontre ne devrait-elle pas se faire spontanément ?

Il faut du temps pour que la rencontre ait lieu, souvent quelques jours, parfois des mois, et parfois elle ne se fera jamais. Surtout si l’on s’en tient à l’évidence de la biologie et que l’on n’interroge pas sincèrement ses réticences, ses difficultés, ses blocages. Or il n’y a rien de plus urgent que d’affronter ses démons si l’on veut rencontrer l’enfant. Urgent aussi de laisser du temps au nouveau-né pour rencontrer ses parents, du temps pour apprendre à être leur enfant car c’est la première fois qu’il est un bébé. Il a seulement le potentiel pour être bébé, une compétence pour l’être (il a une préthéorie mais pas la pratique). Curieusement, quoique, il faut aussi que chaque parent adopte le conjoint dans son nouveau statut et il ne suffit pas de le dire pour que cela se fasse. C’est une autre histoire tout aussi délicate.

Quand l’enfant n’est pas désiré, la rencontre peut-elle se faire ?

C’est aujourd’hui une urgence pour les parents de dire que l’enfant était désiré. Plus dur à dire si ce n’était pas le cas car c’est empreint d’une grande culpabilité. Mais le terme d’enfant désiré pose problème puisqu’un enfant n’existe qu’à partir de sa naissance. Une jeune maman m’a donné la clé un jour, elle m’a dit : « je n’avais pas de projet d’enfant ». Vous voyez la différence ? Ce n’est pas le désir conscient de cet enfant-là qui importera dans la relation, mais la rencontre, la façon dont l’enfant réel va être accueilli, reconnu, même s’il n’était pas programmé dans l’agenda de ministre des parents, même s’il bouscule tout. Quoi qu’il en soit, même prévu, même anticipé, quand ça se passe bien un enfant bouscule tout.

Dans l’histoire de l’humanité, l’enfant désiré est lié au choix offert par la contraception et l’avortement

Des milliards d’êtres humains sont nés du seul désir sexuel des parents ou d’un des parents, dans l’amour  ou la haine. Les méandres du désir inconscient sont difficiles d’accès, je n’en parlerai pas. Hélas, beaucoup d’adultes souffriront longtemps de ne pas avoir été désirés, croient-ils, et c’est parfois une blessure narcissique dont je vous propose de penser qu’elle se constitue sur un malentendu, un mal-dit. La question serait plutôt : la magie de la rencontre a-t-elle opéré ? Si non, alors il faut s’atteler à la tâche car rien n’est perdu pour autant.

Peut-on poser la question de l’adoption d’une génération par une autre ?

Oui il serait intéressant de reprendre les choses sous cet angle, politiquement. Je pourrai redire les mêmes choses, ça garderait du sens mais du coup ça permet de rajouter un autre élément. Les progrès technologiques font que le lien entre les générations est différent aujourd’hui, il y a une rupture. Les sociologues ont beaucoup étudié ce phénomène de rupture dans la transmission. Il y a chaque jour des inventions technologiques qui changent la face du monde sans que nous le percevions toujours, qui font que les parents ont moins à transmettre. Plus personne ne peut dire  à quoi ressembleront les métiers dans 10 ans. Les nouvelles générations peuvent se retrouver conforter dans leur fantasme d’auto-engendrement, dans le fantasme qu’ils sont les éducateurs de leurs parents dépassés par les nouvelles technologies ; et des parents renvoyés à un statut de petit enfant naïf. C’est un changement majeur car du coup on ne sait plus qui doit adopter qui, on ne sait plus forcément ce qu’il faut transmettre entre les générations et l’on peut imaginer que le recours angoissé aux racines peut faire office de lien ultime, office de résistance aux évolutions technologiques et biotechnologiques. C’est une hypothèse de sociologues et de psychologues à laquelle je souscris.

Quelle attitude adopter ?

Il y a un mot que je n’ai pas prononcé car il est compliqué d’en parler, c’est la mort. La vie nouvelle contient la question de la mort et des angoisses associées. L’enfant est porteur d’un sacré message, non pas d’une information nouvelle car nous nous savons mortels, mais d’une prophétie qu’il incarne. Nous pouvons nous contorsionner comme Laïos face à Oedipe,  l’oracle est implacable. On peut dire les choses d’une manière moins dramatique et moins passionnée : l’enfant en naissant nous fait percevoir la profondeur du temps, la profondeur du cycle des générations. Comme une éclipse solaire nous fait percevoir le vide interstellaire. Ainsi il est commun de dire que le temps est passé, il serait plus judicieux me semble-t-il de dire : nous sommes passés devant le temps. C’est-à-dire que chaque être humain à son horloge propre et ce nouveau-né nous échappe déjà en même temps qu’il est là. Par son arrivée il vient questionner notre rapport à la temporalité, mais nous n’avons pas tous les mêmes réponses à fournir.

Comment soutenir ce travail d’adoption ?

Une société, les individus qui la composent, dévoile son visage dans la façon dont elle adopte la génération suivante. Force est de constater que la tension entre les générations est forte dans tous les pays du monde quand on voit le sort réservé aux enfants par les traditions ou par les guerres (économiques ou armées). Dans nos sociétés occidentales il serait prétentieux de dire que nous organisons valablement l’accueil des nouveau-nés ! Le manque de crèches, les temps de transports, le travail décalé, la qualité de la nourriture, l’excitation permanente, la pollution… Difficile d’affirmer que c’est une préoccupation première. Ils vivent avec nous la vie que nous menons, une vie d’homo-economicus, ils ne sont pas au centre de l’organisation de la cité. Ça dure depuis des siècles, mais cela peut-il durer encore un seul ? Au-delà de la simple mais essentielle question des limites du corps : notre capacité à respirer du mauvais air et à ingérer des produits toxiques ; personne ne connaît en revanche la limite de plasticité du psychisme humain. Jusqu’à quel point les enfants sont-ils capables de s’adapter aux changements très rapides qui s’imposent à nous s’ils ne sont pas correctement adoptés et protégés par la génération précédente ? Dans ces conditions, jusqu’à quel point seront-ils capables de devenir eux-mêmes une génération fiable et protectrice pour la suivante ? Le nombre croissant de comportements psychopathiques – pas de modifications génétiques connues, mais la pollution expliquera peut-être une partie du phénomène – devrait nous interroger sur notre responsabilité sociale.