Ces deux mots ne sont pas des synonymes même si dans le langage courant on peut les tenir pour tels dans certaines circonstances. On a tout intérêt à les garder différent et noter leurs différences car ils ont à voir avec la laïcité, et avec l’actualité : par exemple le procès des attentats terroristes et la gauche « patchwoke ». Je pense que le rapport aux ancêtres que j’ai déjà évoqué (voir C’était un temps déraisonnable), encombre le présent et c’est pour cette raison que j’y reviens.
Je distingue l’héritage immatériel, celui dont je parle ici, de l’héritage matériel, l’objet ou l’argent dont on devient propriétaire. Dans le premier cas plus que dans le second, hériter c’est faire le tri, sélectionner ce que l’on va faire sien ; donc on peut hériter malgré soi c’est-à-dire inconsciemment, on peut être héritier sans être descendant. Dans les deux cas on peut être possédé par l’héritage en fonction de la charge symbolique qu’on lui accorde, ou que la culture accorde à ce qui est transmis.
J’ai dit précédemment (voir La liberté d’expression.. de son potentiel) que 1789 avait consacré le Sujet en le dégageant de son statut de sujet du roi, propriété d’un dieu, donc endetté. La Révolution inaugure une coupure : l’origine génétique n’est pas significative au regard de la loi de la République, la justice est aveugle à cette particularité, en clair si nous sommes tous des descendants, on n’a pas à représenter des ancêtres quelconques ni à endosser une responsabilité pour quelqu’un d’autre que soi-même. Merci.
On est forcément le descendant de quelqu’un, des quelques uns, pour autant, ceci ne vaut pas identité au regard de la loi, de la façon dont on doit me traiter dans un groupe de citoyens. Si la République est aveugle à mes origines, mes voisins ne sont pas tenus à l’aveuglement. Dit autrement, je peux faire valoir mes origines auprès de mes voisins mais pas auprès du juge, en tout cas pas pour obtenir un avantage. La République ne reconnait donc pas d’ascendants ni de descendants, seulement des héritiers, soit une inscription symbolique dans l’ordre des générations. nous voilà tous des sujets historiques de l’humanité tout entière (je suis partie d’un tout et tout de l’humanité est en moi), tout le génie humain m’est destiné : il n’y a pas de progrès de la connaissance qui soit coloré. La connaissance du réel est un droit car c’est un acquis de l’humanité, ce que n’est pas la culture.
De fait, je suis une recombinaison de gènes déjà sacrément recombinés, sans compter que l’eau de mon corps change totalement tous les quelques mois. Plus encore, je suis fait d’atomes qui ont déjà servis à de nombreuses reprises, rendus à la nature à la mort des assemblages précédents. Assemblages d’atomes précédents, humains ou pas, que je ne peux pas appeler propriétaires raisonnablement, ni même locataires. Mes atomes descendent donc d’un nombre incalculable d’être vivants, dont je ne suis pas censé être le descendant pour autant. On réserve ce terme à une relation identitaire sexuée, chromosomique quand on a su. A cause ou grâce à la sexualité dont je suis issu, et qui me fonde, je suis identifié, identifiable. Ce non-choix est une assignation à résidence corporelle. Mais on devrait déjà dire était, car l’on voit que nombre de personnes refusent d’être assignées, par exemple à un sexe, et parfois à une couleur de peau ou un âge. Je connais deux exemples significatif de l’époque : un homme de 50 se sent plutôt 40 et réclament à l’état civil de changer sa date de naissance ; une jeune allemande blonde avec des yeux bleus, avec des dreadlocks, revendique auprès de la justice de son pays d’être considérée comme noire car c’est comme cela qu’elle se ressent. Il me semble que dans ces cas-là, il y a le refus d’être un descendant, d’être assigné à une origine génétique et historique.
On pourrait prendre aussi en exemple la gauche que j’ai appelée « patchwoke » plus haut, car elle est plurielle. Elle revendique un dégagement du corps perçu comme une assignation injustifiable. J’entends dans un reportage sur les dysphories de genre, qu’un enfant ne serait pas né dans le bon corps. Bien sûr, la journaliste woke qui prononce cette phrase peut dire plus loin en toute tranquillité : « on ne nait pas femme on le devient. » Peu importe que l’on approuve ou pas, la question ici est de noter qu’il y a une volonté de rupture avec les origines, ce qui est un fantasme d’auto-engendrement.
En ces temps, au tribunal, un homme « témoigne » de l’existence d’une seule divinité, la sienne, et s’en dit le serviteur (juste zélé). Il s’affirme héritier et à ce titre combat ceux qui ne veulent pas de l’héritage. Pourtant, dans sa religion, ce qu’il considère comme un héritage se transmet obligatoirement à sa descendance, ses enfants naîtront musulmans et mourront musulmans, et mourront s’ils refusent cette assignation… qui n’est donc pas ou plus un héritage, il n’y a plus rien de symbolique, la croyance devient génétique. Dans d’autres religions du Livre, il est possible de rester descendant uniquement pour les gènes, et de refuser l’héritage ; la laïcité est passée par là. C’est elle qui a permis et permet de les dissocier. Tiens ? Est-ce à dire que les patchwoke sont les héritiers de la laïcité ? Et bien, je pense qu’ils sont la figure de l’excès de cette dissociation essentielle. En refusant les origines, l’ascendance, en étant libre de l’accuser de tous les maux et de la condamner à la stérilité, ils ne font que se comporter en héritier de la liberté du Sujet. Il est étrange de voir de tels héritiers dire qu’ils refusent l’héritage qu’ils incarnent pourtant jusqu’à la caricature. La gauche patchwoke va au bout du bout de la logique du Sujet libéré institué par les Lumières, comme les radicalisés religieux vont au bout de la logique en assumant la radicalité du texte, sans interroger sa constitution historique ; ce qui serait la moindre des prudences quand on joue sa peau et accessoirement celle des autres. La radicalisation ici, c’est prendre une partie de l’héritage (supposé) comme un objet, un totem ou un fétiche, alors que l’héritage fondamentalement est un choix, un tri, une appropriation sélective, une transformation, une digestion, enfin une reformulation.
Dans le cas des patchwoke, en trahissant supposément leurs origines, en jugeant leurs ancêtres et en déboulonnant les statues, ils incarnent l’ingratitude et l’infidélité qui sont des infamies pour les seconds, le comble de la barbarie. Quoique les seconds peuvent martyriser leurs parents au nom des ancêtres. Oui la Liberté laïque est une barbarie pour les terroristes qui se tuent à nous le dire, nous sommes leurs barbares car infidèles… aux ancêtres, tels qu’ils les rêvent bien sûr. Pourtant, donner tort à ses ancêtres au nom de la vérité, est l’essence même de la laïcité, c’est mettre la vérité, la raison, la démonstration critique, au-dessus de ses liens de sang. C’est être citoyen-philosophe. Ce qui parait être une trahison des ancêtres est une célébration, une fidélité à leur esprit.
La fidélité (je ne parle pas de la conjugale) est une valeur essentielle chez tous les individus, on peut l’être jusqu’à la mort, jusqu’à en mourir. Mais nous ne sommes pas forcément fidèles aux mêmes choses. Des gens sont fidèles à leur engagement politique ou religieux professionnel ou amoureux (même l’infidélité est une fidélité à l’exaltation amoureuse), à la beauté du geste, à la jouissance coûte que coûte, à une idée… Et les traitres sont toujours condamnés, jamais félicités. Je vous invite à explorer vos fidélités. Pourtant la laïcité, dont j’ai dit qu’elle était une paire de ciseaux, constitue le Sujet libre, donc le traitre, ou plutôt l’ingrat. Elle lui enjoint, dans le même temps, d’être fidèle à cette démarche libératrice, pour chacune chacun d’entre nous. On sait bien que Soit libre est une injonction paradoxale, contrairement à Obéis et tu seras sauvé. Alors il faut accepter que la laïcité se constitue sur injonction paradoxale, et accepter la difficulté à l’être en s’y soumettant. Pour que cette injonction ne soit pas tout-à-fait paradoxale, il faut que la liberté du Sujet, être Sujet, soit la nature même du Sujet.
Libre par nature, c’est justement ce que refusent les religions qui considèrent les êtres humains comme des créatures en dette avec leur Créateur. Comment dès lors être laïque tout en étant croyant ? Ce qui est courant évidemment, en séparant la réalité interne de la réalité externe (la laïcité est coupure, une limite, une frontière); en distinguant le symbole de la chose ou de l’acte (Charlie est à cet endroit) ; donc en ne sacrifiant pas la vie, des vivants, à des morts ou des absents (voir le refus du sacrifice d’Isaac).
Oui mais le mouvement woke vient des USA et non pas de la France me direz-vous ! Oui, mais je crois que les américains woke – qui ont repris la french theory de la déconstruction – sont plutôt dans un mouvement de sécularisation d’un concept chrétien : l’âme, les bonnes et les mauvaises, qu’ils veulent trier à la manière de St Pierre au porte du paradis. Je ne sais pas si on peut aller plus loin dans la sécularisation que la sécularisation de l’âme, et ce qui va avec : le sexe des anges… dont on sait qu’ils n’en ont pas. Nous en reparlerons.
Et les Talibans et autres radicalisés ? Peut-être pensent-ils qu’il y a trop de gens qui traitent leur divinité dans sa dimension symbolique, comme un héritage donc, et non pas comme la réalité suprême dont nous serions les descendants ingrats.