Le « mal-parler »,  une maltraitance ?

Toutes les générations transforment la langue de leurs parents. Ça, ça ne change pas !?

Et ça ne changera pas, mais quelque chose  a changé semble-t-il. Bien sûr il y a un argot qui se transmet en parallèle de l’école, non pas de génération en génération mais de grands  à petits. Quand tout se passe bien les jeunes deviennent bilingues : ils ont un langage entre eux, plutôt argotique et gras qui les unit et les distingue de la génération précédente, et un langage pour vivre en famille, en société, au travail, un langage qui unit toutes les générations. Mais la nouveauté c’est une baisse du nombre de mots utilisés par les jeunes. Beaucoup disposent de moins de 800, voire moins de 500, quand ils devraient en avoir plus de 1200 en fin de maternelle et 3 à 5000 à l’âge adulte. Tous ces chiffres sont à prendre avec des pincettes nous disent les linguistes mais on peut s’en servir pour penser la tendance vers un appauvrissement.

Peut-on parler de maltraitance à enfant pour autant ?

Je voudrais penser ça avec vous. Le vocabulaire, sa richesse, ça ne sert pas seulement à paraître, ça sert à être en relation et à exprimer des émotions, des sentiments, des opinions, à comprendre le monde. Ne pas avoir les mots pour parler de soi c’est être privé d’une partie de son humanité. Les psycholinguistes nous montrent que nous n’avons que les sentiments de nos mots ; ainsi il y a des sentiments non partageables d’une culture à l’autre car le mot n’existe pas pour le traduire. Or il y a aujourd’hui des jeunes qui sont amputés d’une grande partie de leur potentiel émotionnel et vivent avec quelques émotions fortes plutôt qu’avec les finesses et la variété des sentiments : cool, haine, rage, prise de tête etc… C’est une violence sournoise qui ne s’appelle pas maltraitance mais on gagnerait à la nommer ainsi car il y a des conséquences graves : ceux qui manquent de vocabulaire vont disparaître ou au contraire apparaître en place publique sur le mode de l’infraction. Question de dignité.

Plus précisément ?

Pour être libre il faut être instruit du monde extérieur, mais aussi de son propre monde intérieur, avoir la capacité de penser ses aliénations et dépendances. Avec moins de 800 mots on est dans la survie mais pas en capacité d’exercer son pouvoir de citoyen. On a toutes les chances d’être dépendant de ceux qui ont un haut niveau de communication. Il y a donc un enjeu pour la démocratie. Plus tard, comment assurer sa responsabilité de parent avec un si faible langage ? Comment accompagner les découvertes de son enfant, ce qu’il voit du monde, si on n’a pas les mots pour mettre du sens sur l’énigmatique ? Or l’enfant se fie à son traducteur, attention donc aux contresens.

Tous les peuples du monde n’ont pas, ou n’ont pas eu, un vocabulaire aussi riche que le nôtre. Où est le problème alors ?

Toutes les langues du monde sont obligées de rajouter des mots si elles veulent rester vivantes, souvent en anglais, pour faire face à l’évolution des sciences et des techniques mais aussi à l’évolution des rapports sociaux ; mais je parle plus particulièrement des mots qui nous permettent de sortir de la grossièreté des émotions de base. Le langage est un marqueur important de son identité et c’est pour cela qu’en tant que parent on doit y réfléchir. Voici une expérience faite avec des bébés pour illustrer mon propos : 1 – on présente à des bébés des femmes avec un doudou, ils sont attirés par les doudous tenus par des femmes qui ressemblent à leur mère, qui ont leur couleur de peau ; 2 – puis on fait parler ces femmes, ils choisissent alors de s’intéresser au doudou porté par la femme qui parle la langue de leur mère, avec son accent spécifique si c’est la même langue, quelle que soit sa couleur de peau. Ça signe l’importance du langage comme lien pour les humains, et chaque langue a sa musicalité, sa prosodie. Ça veut dire que lorsque vous parlez en présence des enfants, vous ou la télé, vous leur faites leur identité langagière, leur famille sonore. Vous leur préparez peut-être une partie de leur parcours (la destinée diront certains).

On aimerait tellement que nos enfants ne reprennent pas nos travers, nos défauts

Ils sont nés avec la compétence d’imiter, la nécessité de reproduire ce qu’ils perçoivent pour s’adapter à leur environnement. Ce n’est pas une sélection morale mais statistique et il y a des neurones dédiés à cette fonction. Sur le plan psychologique c’est l’identification qui permet à l’enfant de sélectionner les choses à imiter. Par exemple quand on veut exclure quelqu’un d’un groupe, on tente de lui barrer les possibilités d’identification « tu n’es pas comme nous » ; ainsi il y a des choses qu’il ne pourra pas apprendre en regardant/écoutant les autres. Si on empêche des enfants de s’identifier aux porteurs d’un langage riche, peu importe les différences sociologiques ou politiques, alors on les empêche d’acquérir ce langage qui peut même devenir interdit alors qu’il leur appartient en propre.  Si on leur propose des comportements et des mots à travers des séries télé, appelées faussement réalité, de la musique ou autres, alors ils reproduiront les mimiques et les tics de ces figures identificatoires. C’est ainsi qu’on fait la promotion de la vulgarité, auprès des ados notamment mais pas seulement.

Que faire en tant que parent ?

Comprendre notre responsabilité de passeurs de mots, de sentiments. Nous devons assumer la recherche et l’emploi d’un certain nombre de mots précis plutôt que de nous résoudre rapidement à utiliser un langage pauvre pour être compris. Ils sauront faire la différence entre la langue entre-soi et la langue commune. La langue entre-soi c’est d’abord entre la mère et l’enfant, puis la famille, puis la génération, la catégorie sociale, mais il faut bien apprendre cette deuxième langue qui nous éloigne de maman et nous inscrit dans l’immense communauté des humains.

Combien de familles n’ont pas de dictionnaire à la maison ?

Un dictionnaire de 75 000 mots coûte 2 paquets de cigarettes, et c’est gratuit sur le smartphone. Il y a des livres à la médiathèque certes mais combien d’enfants ne disposent pas de papier brouillon et de crayons à la maison ? Aujourd’hui que nous parlons tant d’ouverture à l’autre, combien de familles veillent au contraire à fermer les enfants sur le clan ou la communauté à travers le langage ? Sans mesurer toujours que ce sont des stigmates qui les tiendront à distance des autres. C’est parfois l’objectif. La richesse du vocabulaire, ce n’est pas réservé aux riches, amalgame fréquent et catastrophique. La richesse du vocabulaire c’est leur héritage, c’est leur dû, leur droit et donc notre devoir. Nota : si la richesse du langage ne fait pas la valeur humaine, les dictateurs sont souvent instruits, la faiblesse du langage ne fait pas du tout le citoyen-philosophe. Les penseurs du peuple et des pauvres comme Marx Ghandi Mandela Luther King étaient instruits.

Reste la question pour tous les adultes : jusqu’où devons-nous adapter notre langage pour être compris ?

Je crois que les adultes ont tort quand ils reprennent le langage adolescent. Ce langage est destiné à mettre les adultes à distance, à créer une barrière entre les générations, il faut donc respecter ce besoin. En revanche, nous devons persévérer pour leur apprendre le langage adulte même si aujourd’hui ils pensent pouvoir s’en passer de plus en plus puisque nombre d’adultes l’utilisent. C’est un leurre car pour parler à tous il faut parler la langue de tous – avec le moins d’accent possible en quelque sorte – sinon ça veut dire qu’on les assigne à un statut d’enfants consuméristes et excités dont on attend seulement qu’ils ne nous embêtent pas trop ; ou bien qu’il n’y a pas de lieux où l’on doit se tenir différemment, et non pas comme entre copains.

On voit des gens se vanter de parler « cash », de parler de la même façon n’importe où.

Comme si c’était un signe de franchise et qu’à l’inverse changer de langage était un signe de fausseté. C’est peut-être parce qu’ils ne sont pas bilingues. Or changer de langage, l’adapter à la situation, c’est signifier que l’on comprend les différences et que l’on respecte les conventions sociales. Apprendre aux enfants et aux adolescents le respect des conventions est de la plus haute importance. Le fait que les adultes ne les respectent pas toujours ne justifie rien bien au contraire.

un mot sur le parler bébé

C’est parfois comme le sein partagé entre la mère et l’enfant, un truc privé. Je ne sais pas s’il faut s’alarmer de ça quand ils savent être grands ailleurs. Ça me fait penser au sevrage, on ne sait pas toujours qui doit l’initier et à qui appartient le sein. Vient le temps ou il faudra bien parler correctement à l’enfant, mettre les bons mots  même s’ils paraissent compliqués. Vient le temps ou il faudra bien accuser réception des compétences de l’enfant. Le langage bébé  ressemble à de la tendresse, ce qui n’est pas une tuile dans la vie, mais c’est bien aussi quand c’est le parent qui transmet la langue des autres. Une façon de l’inscrire dans la communauté, donc de s’en séparer symboliquement.