“C’était un temps déraisonnable

On avait mis les morts à table”

Ce sont les premiers vers d’un poème d’Aragon mis en musique par Léo Ferré, Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Ces deux vers sont un diagnostic d’une grande lucidité, à la fois sur ceux qui nous opposent, à savoir les ancêtres et leurs dieux, et sur ce qui nous oppose : la fidélité, ou non, à ces ancêtres, leurs dieux.

Quel lien avec la laïcité ?

Le rapport aux ancêtres est un garrot qui nous étrangle comme des lapins ; il convoque les plans anthropologique psychologique en passant par le politique. Les concepts de la laïcité ont transformé ce rapport.

La pratique philosophique de l’examen critique, si elle se veut sincère, ne doit pas avoir de tabous. Notre société laïque s’est fait une spécialité de l’autocritique et de la critique de ses propres ancêtres, parfois exclusivement à charge et sans tenir compte du contexte. Des relativistes, notamment, se veulent exemplaires : je ne critique pas les autres tant que je n’ai pas déconstruit mon passé. Ce faisant, ils prennent le risque de l’annuler et de devenir des bulles qui flottent au gré des vents. Cette posture radicale peut se transformer en délire quand elle cherche la perfection, l’exhaustivité, voire la pureté. Alors, quand on rencontre dans notre pays des cultures qui, elles, sacralisent leurs ancêtres, quoiqu’ils aient fait ; ou bien qui interdisent l’autocritique car elle serait blasphématoire, alors la posture laïque fait problème ; la rencontre est douleur ; l’examen critique sincère du passé et du présent est impossible, et cela ne peut tourner qu’au lynchage unilatéral de nos ancêtres. S’en satisfaire, c’est un paternalisme qui n’offre pas d’issue.

Pas si exemplaire que ça alors ces relativistes ?

Ils sont utiles aux antilaïques pour avancer dans la posture victimaire, mais ils sont tout ce qu’ils haïssent et refusent de devenir : des libéraux qui ne respectent rien dans leur critique, même pas leurs ancêtres. Ils sont l’exemple parfait de ce qu’ils définissent comme de la barbarie, quand les relativistes se pensent la pointe avancée de la civilisation. Ce ne sont pas des idiots utiles de l’islamisme – ce terme n’a rien à faire dans le champ de la réflexion, laissons-le à la politique politicienne – ils lui sont utiles certes mais pas en tant qu’idiots, plutôt parce qu’ils ne le sont pas : ils sont seulement dans une forme de radicalisation de la posture critique ; péché d’orgueil. Je préfère les penser comme le cheval de Troie de l’islamisme. Par exemple, j’apprends par Naëm Bestandji, un militant féministe laïque et universaliste, que le PCF 38 abrite dans ses locaux l’Alliance citoyenne, aux accointances islamistes identifiées, qui mène une bataille au nom des droits des femmes musulmanes (se baigner dans les piscines municipales en burkini). Voir également la tribune offerte à Valence par la LFI, automne 2020, aux communautaristes.

Nous ne serions plus fidèles à nos ancêtres ?

Les relativistes qui poussent en France à la critique de leurs ancêtres au point de les déboulonner, ne s’aperçoivent pas à quel point ils leur sont fidèles ! Je veux dire que la valeur qui émerge logiquement du triptyque républicain, c’est le bonheur quelles que soient les orientations sexuelles philosophiques spirituelles musicales etc. (jouis de la vie !) pourvu qu’elle n’exclue pas l’étranger. En condamnant nos ancêtres douteux, ils ne font que célébrer l’œuvre laïque via la valeur jouissance, ici jouissance de l’autocritique ; et le rapport à l’étranger est la meilleure mise à l’épreuve de la sincérité de cette autocritique. Ici, le fantasme de l’auto-engendrement les guette (deviens ce que tu es !), or c’est justement l’auto-engendrement qui est interdit pour ceux qui se veulent sous la surveillance des générations précédentes et de dieu. Pour les fanatiques musulmans, se débarrasser du barbare est une tentative de se débarrasser de la critique des ancêtres ; de la vie avec l’eau du bain.

On ne se débarrasse donc jamais des ancêtres ?

Non, nous sommes le fruit d’une histoire. En revanche on peut changer notre rapport à celle-ci, c’est l’épreuve émancipatrice que nous impose la laïcité : avoir un rapport aux ancêtres qui n’empêche pas la vie de se réinventer à chaque génération. Un petit détour : le temps profane est le temps de l’éphéméride (Chronos), un temps linéaire, à plat, ou chaque jour est nouveau ; le temps sacré est un temps cyclique (Aiôn), c’est le retour des fêtes, du printemps, des cérémonies ; c’est un temps vertical, le fil en spirale qui nous relie à nos ancêtres via un maître de cérémonie. Le saint du saint est un espace vide défini par 4 murs, et un rituel pour y accéder ; comme il est sans toit, il met en relation avec Dieu si on lève la tête, mais au risque d’être grillé sur place si l’on n’est pas prêt. En science-fiction on appelle ça un vortex. Dans une société laïque, c’est le temps profane qui organise la cité et ce n’est pas négociable. Pourquoi ? Parce que des dieux il y en a 1000 ! Et tous se prétendent uniques ! La logique laïque qui veut la paix dans la diversité, conduit à réserver les vortex au domaine privé, dans des lieux prévus à cet effet. Dit autrement, les ancêtres ne peuvent pas être à notre table, dans le temps profane ? Tiens, une petite histoire pour me faire comprendre, celle du Cap’tain Cook qui a « découvert » la moitié de la planète au profit de la couronne d’Angleterre. Sur une île du Pacifique, une première fois, lui et ses hommes sont accueillis comme des dieux. Les indigènes leur offrent tout, tout. Mais Cap’tain Cook revient trop rapidement à cause d’une avarie. Les indigènes n’en veulent plus car ils n’ont plus assez pour eux. Il n’y a plus de place à table ! Je vous pose la question : ont-ils raison de préférer leurs enfants au dieu Cook ? Qu’ils tueront ! Ne répondez pas trop vite à la question. Analysez d’abord notre organisation politique économique sociale et écologique, leurs conséquences sur les enfants, les générations à naître, le vivant. À partir de là reparlons du fanatisme, vérifions s’il pourrait être également économique et « civilisé ». Si la République est laïque et sociale, laïque donc sociale, alors elle est le contraire de tout fanatisme, y compris économique.

Virer les ancêtres de la table, de l’espace public, n’est-ce pas une épreuve impossible à surmonter quand on est croyant ?

Oui si on ne la désigne pas par son nom et qu’on ne surveille pas de près les ancêtres, qui surveillent leur descendance et crient à la trahison à la moindre pensée critique. Non, si on distingue l’affiliation (proposition philosophique et laïque) de l’assignation (injonction religieuse). L’assignation est une contrainte identitaire qui enchaîne le Sujet ; c’est un stigmate sur le corps de l’adepte, ou des rituels qu’il doit pratiquer, qui signifie qu’il appartient à un dieu. L’affiliation c’est l’identification volontaire et temporaire à une lignée, le temps du culte par exemple ; donc le Sujet est autonome… il a flingué symboliquement les ancêtres qui sont considérés comme morts. La laïcité c’est le meurtre symbolique des ancêtres dont on ne se débarrasse pas pour autant ; il signifie qu’on les a inscrits dans une lignée dans laquelle on s’inscrit également… comme une succession d’égaux donc. C’est-à-dire que je suis un être humain dans ma génération, comme mes parents l’ont été, pas plus, pas moins. Quand un discours religieux donne un avantage sur les autres – je suis l’élu et le pouvoir m’est dû – il faut un grand sens moral pour y renoncer. Mais ce n’est pas la faute de l’ancêtre, de dieu, c’est la soif de jouir du pouvoir à bon compte. La laïcité, c’est la paire de ciseaux qui coupe les chaînes entre générations, pour les faire lien. En attendant Morta, la Parque.

Et leurs baisers au loin les suivent

Comme des soleils révolus                Aragon