Une petite nouvelle
Rêve d’océan
Je me retrouve après plus de 20 ans de nouveau face à l’Océan, dans les environs de Biarritz. De la plage, en tenue réglementaire du baigneur du dimanche, c’est-à-dire sans les petites palmes, je vois des jeunes s’amuser au loin dans les rouleaux. Ils surfent en nageant ; c’est un coup à prendre.
Comme je suis un bon nageur, je cède à l’envie de donner une leçon à ces jeunes branleurs. Je commence à remonter les rouleaux. À 20 m du bord je me fais embarquer une première fois ; le temps de reprendre mon souffle, un deuxième. Je suis en mauvaise posture. Un troisième arrive et m’épuise complètement. L’instinct de survie, revoir les gens que j’aime, même humilié, me ramène à la raison, je fais demi-tour.
- s’il vous plait aidez-moi ! Je tends mon bras vers mes voisins, ils le refusent ! Oui ils le refusent !
- Moi aussi je suis en difficulté. Se justifient-ils.
Et ils s’éloignent de moi ! Le plus proche en me regardant du coin de l’oeil. Les maîtres-nageurs papotent sur la chaise haute et je vois qu’ils ne me voient pas. Pour ne pas être ridicule je n’appelle pas (la plage est bondée et ma femme farniente) ; mes voisins ne les appellent pas non plus. Mutique, je rejoins la rive épuisé en flottant comme un (vieux) bouchon. Je suis passé à deux doigts de la noyade et du ridicule ; les maîtres-nageurs de la faute professionnelle ; mes voisins de la culpabilité à vie (peut-être mais c’est pas sûr).
- Chérie, j’ai manqué me noyer sous le nez des maîtres-nageurs ; les autres nageurs ont refusé de m’aider… et je n’ai pas appelé à l’aide pour ne pas être ridicule.
- C’est une faute professionnelle, tu devrais aller leur dire !
Je note que ça ne l’étonne pas que je me sois mis dans cette situation où la machine ne suit pas le pilote. Faut dire que je suis un habitué : il m’arrive de sortir large d’un virage pour avoir loupé le point de corde.
– Sûrement qu’ils surveillaient plutôt les jeunes baigneurs sur le front des rouleaux et négligeaient ceux de la première zone. C’est une façon de scanner plutôt logique, je ne peux pas leur en vouloir.
Mais pourquoi diable me suis-je mis dans cette situation ? Serais-je suicidaire ? Qu’est-ce qu’il m’a pris de vouloir aller nager avec la jeunesse ? De vouloir la défier ? Le désir de glisser sur l’eau comme un surfeur, le désir de participer à la fête ? J’identifie que ma vanité m’a aveuglé sur la réalité de mes moyens. Elle m’a fait confondre le rêve et le projet ; j’étais donc confus. Je n’avais pas les moyens de faire de mon rêve un projet. On m’aurait cru confiant alors que j’étais dans l’illusion. C’est ça la folie des gens ordinaires.
En clair, je n’ai pas actualisé ma représentation de la situation ; elle a changé, terriblement. Je suis passé devant le temps et je n’en veux rien savoir. Ma femme m’aurait arrêté si je le l’avais prévenu de mon projet. Peut-être.
- J’ai sur la patate l’attitude des 3 baigneurs (Petite vidéo pour illustrer leur attitude). Ils se sont éloignés plutôt que de m’aider ou appeler. Je suis complètement retourné. Je ne l’imaginais pas même si je connais ces démonstrations psycho-socio.
Peut-être ont-ils pensé que ce n’était pas leur devoir, ou que c’était à moi d’appeler, ou peut-être ont-ils attendu que le voisin le plus proche le fasse. C’est l’attitude fréquente, genre « pourquoi moi ? ».
Je reste intrigué par une autre chose. Je me suis presque noyé, presque. Ça veut dire que quelque chose m’a dégrisé juste à temps ; j’ai failli insister. La succession des vagues est venue me rappeler la réalité, non négociable. Il a fallu cette situation chaotique pour que j’admette que je n’avais pas les moyens d’atteindre ce rêve de jeunesse : surfer, voler. Les rouleaux ont dû me gifler pour me sortir de mon rêve éveillé. Merci.
Mais c’est quoi ce désir, ce fantasme de glisser, ce goût pour la vitesse ? Je sais que je ne suis pas le seul dans cette quête. Elle se déploie dans nombre de situations. A cheval, en voiture, en ski, sur les toboggans, en parachute et en saut à l’élastique, en avion, en voyages lointains, etc… Qu’est-ce que c’est que ce truc de rester en équilibre dans une situation de déséquilibre ? Ce plaisir, cette jouissance de jouer avec son centre de gravité. Pourquoi est-ce si fascinant ce fantasme qui me fait avancer comme un âne ?.
J’élabore une hypothèse que je confie à ma femme. Elle me trotte en tête depuis longtemps.
- La gravité nous ramène au sol, et la mort nous y fige, l’immobilité réveille le fantasme de la mort, le sommeil aussi. Toute notre symbolique de la mort est dans cette fatalité de la chute, d’être cloué au sol.
- Tu as déjà dû me dire un truc comme ça. Elle tente une sortie. Je vois bien qu’elle néglige l’évènement.
- Oui sans doute. La vie c’est le contraire : c’est vers le haut, ça rebondit, ça va vite, c’est bruyant, c’est debout et le plus haut possible. C’est la victoire arrachée à la gravité, à la mort donc. On fait un pied de nez à la mort dans les jeux de déséquilibres successifs. On éprouve que l’on est bien en vie. Je me sens vivant tant que je réagis comme un ressort.
Je ne sais pas si elle m’écoute vraiment, mais je poursuis. C’est aussi une habitude.
- Petit problème, comme tout le monde, je suis mortel et à usage unique ; je vieillis, je ne peux pas être et avoir été. Dit autrement, la vie en moi qui ne renonce pas peut me tromper si je ne fais pas régulièrement une mise à jour de mes moyens ; ceci de façon à ne pas prendre mes rêves, mes désirs de jouissance, pour des projets.
M’apercevoir que je n’ai plus les moyens de mes rêves me dépriment, mais je constate que ça peut me sauver la vie. Il y a des gens qui appellent ça la sagesse qui viendrait avec l’âge, mais je ne pense pas ça ; je pense que ladite sagesse est une simple gestion économique des moyens restant à notre disposition. La sagesse c’est quand on ne colle pas un désir de jouissance sur tout ce qui bouge, soit parce qu’on n’en a plus les moyens, soit parce qu’on sait se contrôler. L’homme civilisé est celui qui se retient disait Camus. Dont acte.
J’insiste, même si c’est sans espoir.
- je trouve que ce que je viens de vivre ressemble à ce que nous vivons avec la situation écologique et sanitaire, avec les aléas, prévisibles, qui nous dégrisent, ou pas. Collectivement nous ne voulons pas faire la distinction entre les rêves et les projets, d’où des conséquences dramatiques. Je tente de lui partager mes réflexions géniales.
- Hum, grogne-t-elle sans lever les yeux de sa revue. Elle reste peu sensible au génie humain.
- Tu sais pourquoi tu ne m’as pas surveillé ? Parce que tu as délégué cette responsabilité aux maîtres-nageurs. Si ça avait été les enfants, tu les aurais surveillés même au pied du poste, et tu les aurais empêchés de faire n’importe quoi.
- C’est donc de ma faute, je me disais aussi. Elle dit ça sans même esquisser un demi-sourire.
- J’avoue que je n’ai pas voulu appeler à l’aide pour m’éviter le ridicule de me faire secourir à 10 m du bord.
- C’est effectivement plus honorable que prendre le risque de se faire bouche à boucher sur la plage en cas d’échec. Cette fois-ci elle se marre du tableau qu’elle s’imagine décrire aux enfants et aux amis.
- Tu me laisseras raconter s’il te plait. Je voudrais sauver le peu de dignité qu’il me reste. On en rit.
- Mon pauvre ami, tu n’es plus ce que tu étais, il va falloir en rabattre un peu. Après toutes ces émotions, ce soir, une tisane et au lit pépé !
Plus tard, dans la voiture, je reviens sur la scène. Je viens de faire un lien que j’aurais dû faire plus tôt. Ma mère, loin d’ici, est sur ce qui sera son lit de mort. J’aurais dû en tenir compte et redoubler de prudence, car une des façons de lutter contre un moment dépressif est l’excitation, jusqu’à la mise en danger. Et ça je le sais, et je le savais.
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- On ne sait pas toujours, quand des gens sont dans l’excitation, s’ils vont vraiment bien ou bien vraiment mal ; ça peut être une fuite, un évitement, une tentative de s’apaiser via le corps plutôt que par la parole, l’acceptation et l’exploration de la souffrance. C’est un procédé auto-calmant, comme l’est le consumérisme donc. Tu vois, je sais tout ça, et pourtant j’ai négligé ces éléments face… à la mer… où j’ai failli… retourner.
On reste silencieux un moment. Je sens son inquiétude ; elle sent la mienne. Je dois reconnaitre un mouvement dépressif en moi, pour ne pas dire suicidaire, sinon c’est au risque de me mettre en danger à mon insu. Je suis contrarié.
Plus tard dans ma vie, je fais d’autres liens avec la situation écologique.
- Je ne comprends pas le comportement des maîtres-nageurs de cette autre scène. Je ne comprends pas celles et ceux qui n’appellent pas, ne protestent pas alors qu’ils sont en train de se noyer, je ne comprends celles et ceux qui se détournent alors qu’ils voient. Les seuls que je comprends, ce sont ces jeunes qui jouent avec les rouleaux… qui dansent au bord du gouffre, pour en avoir été, et parce qu’ils en ont les moyens.
- Humphf. Tente ma femme pour me décourager de poursuivre.
- On devrait mieux mesurer l’écart entre nos rêves et nos moyens d’en faire des projets ? On devrait vérifier les conséquences de nos rêves, on devrait vérifier que nous ne luttons pas contre la dépression sans la nommer. Elle ne m’aura pas comme ça.
- Hum hum. Elle tente un acquiescement le plus neutre possible pour éviter le débat. Je la connais.
Je ne renonce pas à réfléchir à haute voix. Je sais que le meilleur moyen de savoir ce que je pense, c’est de le dire. C’est seulement une fois dit que je sais si c’est clair en moi ou pas.
- Le marketing du consumérisme est d’associer ses produits à la vie même : prendre l’avion, aller loin, explorer en 4×4, les innovations technologiques ; sexe et séduction. C’est un exploit car c’est exactement l’inverse en terme de finalité, le consumérisme est mortifère et nous le savons ; c’est ce que l’on appelle une addiction : jouir à en mourir. Tout discours appelant à se calmer – rappelant le réel – est associé à l’inverse, à quelque chose de triste voire mortel. On a donc un problème de représentation… du problème. Je suis plutôt content de ma tirade.
- On n’empêchera jamais personne de manifester sa joie de vivre par des prises de risque, des déséquilibres, des glissades, des ordalies. Elle défend toujours la jeunesse toutes griffes dehors, en toutes circonstances, si elle la croit attaquée. Elle ne fait jamais dans la nuance et je me retrouve accusé régulièrement de bougonnisme.
- J’espère bien, et ce n’est pas ce que j’ai dit qu’il fallait faire. Ça c’est la critique spécieuse que l’on adresse à tous les lanceurs d’alerte. Pour moi, il s’agit simplement de ne pas faire prendre de risques aux voisins, qui ne nous ont rien demandé, pour jouir impunément des plaisirs qu’offrent… l’addictisme. Nous sommes liés par la situation écologique, nous sommes des colocaTerre, et je conteste à mon voisin le droit de détruire cette location commune, que louent également les enfants et petits-enfants. Je suis sûr que nous sommes d’accord. J’ai l’impression d’énoncer une banalité affligeante.
- C’est d’une banalité affligeante mon pauvre ami ! Et tu me l’as dite cent fois. Tu radotes.
- C’est parce que personne ne m’écoute, personne ne me parle.
- Tu radotes et tu n’as jamais tort. Comme mon père.
Touché coulé.