L’actualité oblige. Une affaire d’inceste, prescrite, relance le débat sur  le temps du délai de prescription que certains voudraient sans limite.

C’est l’occasion d’évoquer une autre possibilité : le raccourcissement du délai de prescription. Pour comprendre ce que je vais dire, il faut d’abord se mettre d’accord sur l’objectif. Est-il de poursuivre possiblement toute la vie un violeur, car le traumatisme c’est perpète ? C’est-à-dire ne laisser aucun crime impuni ; ou bien est-ce d’encourager à dire, à révéler, à guérir ? Au risque d’une impunité partielle.

Vous pensez que le législateur est sur le premier objectif ?

Oui, il est du côté de la victime, croit-il, plus que de la souffrance de la victime elle-même. Il a le vrai souci de lui rendre justice, mais en faisant cela il ne l’aide pas car rendre justice ne veut pas dire être juste. Juste au sens de : l’action la plus adaptée à la situation réelle, à la souffrance d’une victime.

Vous êtes sur le second objectif en tant que psychothérapeute pour enfants ?

Pour un enfant, même arrivé à la maturité légale, dénoncer un membre de la famille au risque de l’envoyer en prison pour longtemps est une épreuve incroyable. Bien  des victimes y renoncent à leur initiative, ou des familles font renoncer l’enfant qui dénonçait un oncle par exemple. Curieusement, nombre de victimes semblent attendre la limite de la prescription, ou son dépassement, pour révéler le crime. Mais je n’ai pas de chiffres à avancer pour justifier cette affirmation.

Une limite plus qu’une imprescriptibilité 

Si j’allonge la limite, j’allonge à coup sûr le temps de la torture existentielle, si je limite le temps, c’est une opportunité pour la victime de la raccourcir car ça l’oblige à faire un choix. Elle est obligée de traiter plus rapidement cette question, de faire un sort à cette relation toxique : la marque de l’autre dans son corps et son psychisme. 

Au risque de pousser au silence définitif si le délai est trop court ?

Non, personne ne sait et ne saura jamais ce qu’est le bon délai psychique car il est intime et personnel. On ne peut le savoir qu’après-coup. Mais il y a un moyen de s’en tirer en s’appuyant sur la loi plus que sur la psychologie. Si un inceste « vaut » 15 ans de prison par exemple, il serait à tester que le délai de prescription passe à 15 ans, mais, et c’est là l’originalité de ma réflexion, que ces 15 ans de prison soient partageables, en quelque sorte. 

Qu’est-ce que ça veut dire 15 ans partageables ?

Qu’à partir de 18 ans, l’enfant, devenu adulte, sache que les années qu’il s’inflige à se décider sont déduites de la peine du violeur, comme s’il y avait un curseur. Plus vite il dira, plus le coupable aura la possibilité d’être condamné par la justice à une peine importante. Possibilité ne voulant pas dire obligation bien sûr car c’est le juge qui décide de la peine. Son attente est la part de la condamnation qu’il prend sur lui puisqu’elle réduit celle du violeur. Dans ces situations, les victimes supportent toujours une part de la condamnation, et on voit bien que certaines victimes la prennent en totalité, jusqu’à la veille du délai de prescription, voire toute la vie. L’année qui précède la date de prescription est particulièrement éprouvante de ce point de vue. 

Et souvent elles ne parlent qu’après cette fameuse date, quand elles parlent.

Une façon de se dire à elles-mêmes que leur blessure ne peut cicatriser. Ce faisant, elles nous font admettre qu’aucun meurtre n’est  cicatrisable. La justice ne peut pas s’engager sur ce terrain me semble-t-il. Et nous, pouvons-nous cicatriser si certaines victimes ne le peuvent pas ? C’est cette réponse que nous donnons aux victimes en rendant ces crimes imprescriptibles : non, nous ne pouvons cicatriser. Mais c’est confondre l’inceste comme fait social, agression sexuelle imprescriptible, et un cas précis d’inceste qui lui peut l’être sur le plan juridique.

Il y aurait prescription au-delà des 15 ans par exemple dans votre hypothèse ?

Non pas nécessairement, quelque chose ne peut pas être prescrite : la vérité et sa révélation officielle. On pourrait dans cette situation imaginer que la dénonciation ne soit jamais prescrite mais la condamnation  si, ou bien limitée. Par exemple, quand c’est au-delà des 15 ans, ça pourrait donner lieu à une condamnation a minima, symbolique par sa durée. Dans cette configuration, on peut espérer plus de révélations, plus de soutien aussi dans ce travail psychique de clôture, de cicatrisation.

La justice pourrait-elle faire ce genre de choses ?

Je ne sais pas comment c’est possible en droit, ce n’est pas de ma compétence. L’important pour moi est le soutien aux victimes – et la prévention – à la fois dans la prise de parole publique, et dans la mise en mots. C’est-à-dire dans ce double travail d’appel à l’ordre à l’extérieur de soi, dans la société, et dans la remise en ordre à l’intérieur de soi. On imagine à peine combien le chaos peut régner après de tels évènements qui sont, comme le meurtre, de l’ordre du tabou, donc structurantes dans toutes les sociétés (ou presque, il existe des pratiques culturelles que l’on considéreraient comme incestueuses chez nous).

Mais dans ce mouvement de curseur, n’y a-t-il pas la répétition d’une injustice ?

Si un enfant ne dit pas de suite, ni à ses 18 ans, c’est qu’il prend la peine de prison pour lui, en totalité, et qu’il en épargne le violeur. Une prison de silence et de souffrance. Si notre objectif est que l’enfant en prenne pour le moins longtemps possible, il faut réduire le délai de prescription au lieu de l’allonger. Envoyer son père son oncle son frère un voisin en prison, plus rarement sa mère ou sa tante mais ça existe, et même si concrètement c’est le juge qui le fait, est un chemin de croix. Il est cruel de faire durer ce délai pour notre besoin de déclarer que l’inceste comme fait de société est insupportable. Il faut à tout prix, de mon point de vue, faciliter la dénonciation et soutenir le travail de couture que l’enfant va devoir réaliser face à la double effraction qu’il a subi, physique et psychique.

Cette peine partageable, il faut bien l’appeler comme ça, servirait la prévention ?

Je ne sais pas vraiment si l’on peut prévenir la perversion ou la psychopathie avec des mesures de justice, je n’en mettrai pas ma main au feu, je pense cependant que l’on faciliterait les dénonciations. En tout cas, on les faciliterait pour un nombre significatif de cas. Hélas pas tous bien sûr car, et c’est ça le problème de fond qui fait que justice ne sera jamais rendu uniformément, toutes les situations sont uniques, et les circonstances qui permettraient à certains enfants de dire, empêcheront d’autres. Aucune stratégie juridique je pense ne peut solder la question, et on ne peut négocier avec la victime la sanction, elle doit être dégagée de ce genre de réflexion sinon on la garderait en lien avec le violeur.

La question pour vous reste celle du lien ?

Toute marque sur le corps, ou sur le psychisme, est un stigmate qui signe une appartenance symbolique d’une victime à son bourreau, comme du bétail à son propriétaire. Le viol est une disqualification de l’autre en tant qu’être humain libre et séparé de soi, c’est une appropriation, une emprise pathologique, ou une infraction physique et corporelle pour rester présent à vie dans le psychisme de l’autre. Bien sûr, dans ma proposition, il y a une sorte d’injonction à traiter la question qui serait une injonction à cicatriser. Discutable donc. Mais on peut remplacer alors le terme d’injonction par celui de limite qui serait donner à la victime par la société pour qu’elle fasse ce travail. Sans garantie bien sûr. A mon avis, en allongeant le délai de prescription, on la condamne à prendre un chemin sans fin, avec ce qu’il lui reste de forces. Je trouve ceci d’une plus grande violence, beaucoup plus violent en tout cas.

Qu’allez-vous faire de votre proposition ?

Je vais la communiquer à une association par exemple pour qu’elle fasse partie du débat, que le délai soit pensé dans toutes ces variations au-delà des automatismes de pensée. Si je reçois un commentaire, je le joindrai à cette communication.