État, neutralité et neutralisation
Á droite comme à gauche, nombreux sont ceux qui définissent la laïcité par la séparation des Églises et de l’État (loi de 1905), la neutralité de l’État et la liberté de conscience. L’Observatoire de la laïcité s’accroche à cette définition en levant le menton. Mauvaise foi, cliché, simplification, paresse ou rigueur intellectuelle ?
Loi de 1905 ne définit pas la laïcité.
Le terme a été introduit en 1883 par Ferdinand Buisson ; alors qui maintiendra que la laïcité commence en 1905 ? Par ailleurs, la liberté d’expression existe dans bien des pays qui ne se disent pas laïques pour autant ; avec une définition si réduite, des pays laïques il y en a beaucoup. Cette absence de définition est-elle un problème pour autant ? Personnellement je ne le pense pas car ça nous oblige à en parler, donc possiblement à aborder la complexité des principes ; dans le cas contraire, nous basculerions dans la République des juges, qui plus est des juges européens.
Où se fait la différence de compréhension ?
D’un côté, il y a ceux qui tiennent cette loi de 1905 pour l’alpha et l’oméga de la laïcité, comme l’Observatoire. Pourtant, il y a tant de lois antilaïques, notamment sur le financement de l’école privée confessionnelle, sans compter les concordats, que s’en tenir aux lois pour la définir, et notamment celle de 1905, n’a de justification que politicienne, en aucun cas politique et philosophique. Pour info, la Cour des Comptes s’est déclarée incapable d’évaluer l’argent consacré par l’État aux écoles privées, elle a rendu une feuille blanche. Abracadabrantesque. De l’autre côté, en face, il y a ceux qui tiennent la loi de 1905 pour une étape essentielle d’un processus commencé à la Révolution, mais tiennent le triptyque Liberté, Égalité, Fraternité comme la dynamique interne de la laïcité, et source de loi. Je suis de ceux-là. Le clivage droite/gauche ne fonctionne pas ici.
La République était indivisible, elle devient laïque démocratique et sociale à partir de la Constitution de 58. De là à dire qu’elle est vraiment tout ça parce que c’est écrit, c’est la loi, il y a un pas qu’un citoyen critique ne peut pas franchir. Elle a vocation à le devenir mais les résistances sont telles qu’elle n’est toujours rien de tout cela. Les pouvoirs spirituel, économique, en partie politique – et leurs opposants ! – y veillent avec une mauvaise foi et une foi mauvaise évidentes.
« C’est l’État qui doit être neutre, pas les citoyens », répètent à l’envi les conservateurs de droite et des croyants de diverses religions, mais aussi des progressistes de gauche ; ce qui amène tout ce beau monde à surveiller l’État comme le lait sur le feu. Cela permet aux premiers de défendre la place des religions dans les affaires de la cité ; ce qui est différent de leur visibilité dans l’espace et le débat publics. Pour les seconds, ce même argument leur permet d’offrir aux émigrés et leurs descendants – nouvelle figure des damnés de la terre pour des raisons à déterminer – la possibilité de rester… des étrangers, c’est-à-dire purs de toute influence occidentalo-capitaliste. Tant pis si, en n’intégrant pas la complexité des principes de la laïcité, ils ne s’intègrent pas ; tant pis si on est obligé de se rendre accommodants pour ne pas offenser ; retournant ainsi le processus d’intégration. On voit donc la laïcité réduite – au sens culinaire du terme également – pour des objectifs très différents in fine. Nous assistons à une collusion de circonstance entre ces conservateurs et ces progressistes, où chacun passe le plat à l’autre pour se défausser de l’exigence laïque ; en clair pour obtenir des privilèges, ce qui est contraire au principe d’Égalité. Les deux se servant d’un leurre : le RN pour les uns, « l’islamo-gauchisme » pour les autres.
Parlons neutralité.
L’État est neutre sur le plan spirituel, il ne prend pas part à ce genre de débat mais doit le permettre et le garantir. Mais justement, parce que neutre, il doit veiller scrupuleusement à la sécurité et la sûreté des personnes ! Pas de leurs idées et croyances donc. Entre le fort et le faible, la majorité et la minorité, le riche et le pauvre, l’instruit et l’analphabète, le violent et le doux, le patriarche et sa fille, le fanatique et le pacifique… il doit prendre parti et s’interposer. C’est pour cette raison qu’il a la force armée avec lui.
Sa première mission est tout sauf la neutralité : c’est la neutralisation dans tous les espaces, publics et privés, des velléités d’emprise de tout citoyen, de toute association, y compris religieuse ; y compris la sienne ! C’est la conséquence logique des principes de Liberté et d’Égalité.
En toute logique, cela voudrait dire qu’il n’a pas à prendre parti dans les débats sociétaux mais seulement protéger les acteurs ; par exemple, il n’a pas à enseigner aux enfants la normalité de telle ou telle pratique sexuelle, – elles ne font pas l’objet de définition légale – c’est de la responsabilité des familles, or il le fait ; il doit enseigner la non-discrimination liée à ces pratiques, or il ne le fait pas quand il s’agit d’une injonction religieuse. Neutralité à géométrie variable, et vraie lâcheté.
L’argument du droit du citoyen de ne pas être neutre, de ne pas être laïque ?
Au nom de la Liberté donc. La liberté du citoyen n’est pas celle de tenir sous emprise quelqu’un y compris son conjoint ou son enfant. La liberté n’est pas de nier le réel, la science, la rationalité, le plus probable, au profit d’une croyance quelconque. La connaissance de son environnement, des sciences, de l’argumentation, la rationalité dans les affaires de la cité etc.. sont les conditions de la Liberté, c’est-à-dire la capacité de ne pas être sous emprise : de son parent, sa culture, sa religion, ses propres préjugés… l’État ! Défendre l’appartenance à une croyance quelconque comme si c’était une couleur de peau, c’est arrêter le temps. C’est une maltraitance faite aux enfants notamment, et le contraire de la Fraternité. L’instruction n’est pas une option dans une République laïque, c’est un dû. Sinon il faut retirer notre frontispice républicain, ou simplement continuer à nous payer de mots comme nous aimons à le faire.
Autre argument. Si tout le monde se drapait dans son droit de ne pas être neutre, toujours, tout le temps, qui alors représenterait l’État ? Des athées ? Tant qu’ils sont tolérés ? Et s’il n’y en avait pas ou plus, on ne pourrait pas être une République laïque alors ? Abracadabrantesque. Si vous tenez à l’Égalité entre les citoyens, cela veut dire que l’État c’est vous possiblement, vous pouvez devenir un jour élu donc représentant des autres, quelles que soient leurs options spirituelles, voire même présider la République et utiliser la force pour protéger les autres des velléités d’emprise de votre propre religion !
Simplement, être laïque, c’est tenir séparé le profane du sacré, quand il s’agit de plus que soi. Donc savoir neutraliser son sacré dans le temps et l’espace profanes. Est-ce discriminatoire ? Si vous ne voulez pas exiger cela de tous les citoyens, au nom du droit à l’obscurantisme, du droit d’enseigner à son enfant que la terre est plate puisque c’est écrit – le droit individuel d’être fanatique devenant supérieur à la sécurité de tous – alors vous avez intérêt à être majoritaires, et si vous ne l’êtes pas à le devenir rapidement ! Ou à être le plus fou. C’est le retour de la peur, que la laïcité avait congédiée, revendiquée comme un droit pour l’homme (l’être humain) qui ne veut pas être citoyen.
Neutralité ou neutralisation ? Œcuménisme ou anticléricalisme ? Je vous fais juge.
Article 35, Loi de 1905.
Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile.