Samuel PATY, égorgé puis décapité dans son propre pays, au nom d’une susceptibilité religieuse d’un autre âge ; ça nous replonge dans l’histoire, dans les persécutions religieuses. C’est une exécution qui nous plonge dans l’effroi et la sidération ; une de plus.

Article paru sur le site EGALE, Egalité Laïcité Europe.

Que dire de cet acte barbare ?

D’abord que ce n’est pas de la barbarie. Il y a une logique très précise derrière cet acte pour ceux qui se qualifient de « fous de dieu ». Elle découle d’une priorité dans l’ordre du sacré. Pour l’assassin, la vie est moins sacrée que sa croyance – c’est la définition du fanatisme – ; l’atteinte à une représentation quelconque de sa croyance, voire par une parole, une pensée, sont l’équivalent d’un acte physique qui mérite châtiment. La laïcité va inverser cet ordre du sacré. C’est parce qu’ils nous tiennent pour des barbares, « des chiens de l’enfer », que des fanatiques islamistes peuvent nous égorger sans aucun sentiment de culpabilité, avec le sentiment du devoir accompli. De leur point de vue, c’est un acte purificateur et civilisateur ; ce n’est pas un pied qu’ils coupent, ce qui aurait symbolisé le lien aux ancêtres ; ils coupent la tête, c’est-à-dire le lieu du raisonnement, le siège du Sujet libre, donc de la prétention vécue comme déicide.
Pour mémoire, le sang dans l’histoire de l’humanité est le siège de l’âme. Saigner quelqu’un à mort, c’est lui ôter toute possibilité d’être repris par dieu, d’exister encore après la mort. Egorger quelqu’un, c’est plus que le tuer, c’est l’annuler en tant qu’être du monde vivant. Il faut avoir une drôle de conception de dieu pour commettre un tel acte soi-dit en passant en son nom.

C’est sinistre !

Oui. En France, il a fallu des siècles pour se dégager de cette logique du dogme religieux, du plus fort, du plus fou, des clans, des plus nombreux. Les tenants du pouvoir n’ont pas lâché sans lutter quelques siècles. La laïcité a accouché dans la violence et, de fait, c’est un système qui fait violence à ceux qui ne veulent pas renoncer à leurs privilèges historiques. Clergé et noblesse qui représentaient 2% de la population en 1789 possédaient 80% des richesses, en plus du pouvoir juridique qui leur sera confisqué.

Il est urgent de rester unis.

« Restons unis », c’est la nouvelle formulation du « pas d’amalgame ». Je ne me sens pas concerné par cette injonction. En tant que laïque, universaliste donc, je suis uni à chaque être humain par le respect de la vie, à défaut de respecter ses idées et ses croyances. Je ne confonds pas un être humain avec son frère, sa famille, sa couleur, sa religion… l’histoire de ses ancêtres. C’est donc à ceux qui font cette différence de préciser ce qu’ils entendent par cet appel. La culture de nouvelles divisions identitaires, qui met en accusation l’universalisme laïque, doit nous dire ce qui fait dénominateur commun. Si ça veut dire « taisons-nous », « ne blessons pas », alors la laïcité est vidée de sa substance. La liberté de conscience ne prend sens qu’avec la liberté de parole. Cet appel à rester unis est une injonction paradoxale.

Que dire alors ?

« Surtout ne pas se taire, dans le respect des personnes » car nous ne confondons pas l’assassin avec ses coreligionnaires ; et j’ajouterai, Nous Républicains laïques. Soyons clairs, c’est la gloire du peuple français – non reconnue par ses élites politiques mais aussi syndicales – de ne pas se venger alors qu’il subit un nombre incroyable d’horreurs. Lors des derniers attentats en Allemagne, des journalistes allemands espéraient que leur peuple prendrait exemple sur le comportement des Français après le massacre de la croisette de Nice ! Au lieu de féliciter les Français pour cette attitude, la suspicion pèse systématiquement sur eux. C’est une injustice qui alimente la colère que je juge légitime. Moi je suis admiratif de ce peuple pacifique. Pourvu qu’il tienne bon.

Nous devons à la laïcité cette absence de représailles ?

Pas spécifiquement, c’est vrai ailleurs. La loi des hommes, en France, pense la punition mais s’interdit la vengeance ; quand la loi divine disait la miséricorde mais ne s’interdisait pas la vengeance. Les droits de l’homme ont fait qu’un individu – dont la vie est devenue sacrée – est seul responsable de ses actes. Les Français l’ont très bien intégré, mais pour les gens qui gardent ou veulent garder une culture communautariste, c’est une lâcheté.

Il y aurait du sacré en laïcité ?

Oui, la vie, l’intégrité physique. Sauf légitime défense. La laïcité est le fruit de la lutte contre les violences religieuses, féodales, mais aussi claniques, faites aux individus, à la science, à l’objectivité. La laïcité redéfinit le Sujet moderne : il devient libre par nature, c’est-à-dire qu’il n’a plus de dette vis-à-vis d’un créateur d’une part (sauf pour celui qui le veut à titre individuel et  privé), et d’autre part tout doit concourir à ce qu’il le reste ou le redevienne. La Fraternité laïque, clé de voûte de la laïcité, c’est la responsabilité vis-à-vis du plus faible qui doit rester libre. Aucune filiation avec la fraternité chrétienne. Mais nombre de croyants, jusqu’à l’Église catholique notamment, s’apercevront que la liberté de ne pas croire est la condition d’une foi authentique. Il y a eu de grands croyants militant pour les droits de l’homme et la laïcité, même des prêtres. La laïcité, ce n’est pas un truc d’athées.

Quelles libertés reste-t-il pour les religions ?

La liberté du culte est garantie dans la mesure où il respecte l’ordre public, c’est-à-dire les droits individuels de l’être humain. Mais les religions ont perdu, entre autres, la liberté de leur pratique dans l’espace public, pour celles qui détenaient ce pouvoir. Le territoire du roi et du clergé est devenu espace commun. La confusion est entretenue ici : ceux qui avaient l’habitude de contrôler les comportements dans leur territoire, de droit divin, prétendent être discriminés s’ils en sont empêchés. Si nous cédons sur cette distinction entre la liberté de culte, dans des lieux prévus à cet effet, et le caractère conditionnel des pratiques religieuses dans l’espace public, nous retournons au moyen âge.

L’espace public est désormais neutralisé par l’état, ce n’est plus un territoire à prendre par les plus forts ou une majorité. Je dois me gêner dans l’espace public pour ne pas gêner les autres. Ma liberté bute sur celle des autres, ce qui n’est pas la définition des Anglo-Saxons qui tiennent la liberté pour la liberté d’entreprendre. Chez nous, comme nous sommes des individus « individuels », et non plus des représentants d’une communauté quelconque, je ne suis jamais minoritaire ni majoritaire dans l’espace public, je suis un citoyen lambda, à la fois le plus petit élément du groupe (le simple membre sans distinction, Laos) et le représentant de tous (Laïkos, unité indivisible de tous). C’est ça l’universalisme laïque.

D’autres limitations ?

Il y en a beaucoup. En assurant et garantissant la liberté de conscience, la laïcité place à égalité toutes les croyances, qu’elles soient ancestrales, majoritaires ou individuelles et récentes. Pas de privilèges liés à une croyance quelle qu’elle soit ! C’est un déclassement d’une grande violence. Charlie l’a payé cher de le rappeler à travers ses caricatures. Le « blasphème » originel de la Révolution qu’a payé de sa vie Samuel Paty est là. Ce déclassement est difficile à assumer aujourd’hui encore, on le voit au travers de l’appel au respect des religions ; et l’Europe (et Macron, et l’observatoire de la laïcité, et… et les syndicats ?) s’emploie à réintroduire une différence entre les croyances. C’est pour cette raison qu’ils réduisent hypocritement la laïcité à la liberté de conscience, d’expression, et à la séparation des pouvoirs. Mais normalement, dans un pays laïque, c’est le réel, la science et/ou le plus probable qui doivent faire référence quand on organise la société… et les entreprises ! Et les syndicats !

Mais personne n’est contraint d’abandonner ses croyances pour autant ?

Non, mais elles ne font plus référence dans le champ politique et juridique (différent du débat d’idées), et elles ne définissent plus le sujet du droit. La justice se met un bandeau sur les yeux pour entendre l’histoire du Sujet au-delà de ses apparences. Douloureux pour ceux qui pensent qu’ils sont, en toutes circonstances, définis prioritairement voire uniquement par leur identité religieuse.

C’est plus facile pour les athées semble-t-il ?

Oui si on réduit la laïcité comme on le fait. Non si on la déplie correctement. Avec l’Egalité (qui n’est pas l’égalitarisme), elle abolit tous les privilèges, mais nous consacrons notre temps à obtenir des passe-droits ; la démocratie représentative actuelle est de fait une aristocratie élective (une épistémocratie). L’explosion des inégalités est tout sauf laïque, la pollution des communs pour s’enrichir est tout sauf laïque.

Pour être Libre, il faut être instruit et avoir développé un esprit critique – être un citoyen-philosophe – ; pour ne pas être sous la coupe de quelqu’un il faut un travail ; pour ne pas être prisonnier de ses préjugés préconceptions et croyances il faut un esprit critique. C’est un travail identitaire important pour dégager l’individu, libre par nature, de toutes ses assignations. On voit que l’instruction c’est le but et le moyen, d’où la bataille scolaire.. qu’on ne voulait pas rallumer. Loupé !

La Fraternité veut dire qu’il ne faut laisser personne sur le chemin, quitte à partager. Aïe !

C’est pour tout ça que la République démocratique laïque et sociale, laïque donc sociale (ce qui ne veut pas dire socialiste). On voit qu’on est loin du compte. Nous ne sommes pas une société laïque, dans les faits, seulement à vocation laïque. Mais elle a subi tant d’attaques et de tous les milieux !

La liberté est une épreuve. Elle a un coût, mais elle n’a pas de prix.