L’actualité m’oblige à devancer l’écriture d’une chronique sur le possessif. 

Tous les dictionnaires renvoient à la notion de possession, d’appropriation, même quand il s’agit d’un lien qui ne peut pas être de cet ordre. Mon enfant ou mon épouse par exemple, pourtant je ne peux pas posséder une personne ; l’universalisme est passée par là. N’en déplaise. Il faut donc reprendre la copie car ce raccourci langagier nous induit en erreur quand on débat.

Mon enfant, mon épouse… Une impossibilité 

Puisque je ne peux pas posséder une personne, c’est que ce pronom possessif est employé par erreur ; il faudrait dire, l’enfant dont je suis le père, la femme dont je suis l’époux (mon épousée serait juste, mais ça surprend quand je l’utilise). En revanche je peux dire ma maison ou mon chien, mon stylo, ma guitare, ma voiture. Il y a un grand nombre de choses que je possède, surtout des choses voire des animaux, mais encore plus de choses que je ne possède pas alors que je dis mon, ma. Ma planète ? Mon biotope. Mon avenir ?

Tiens, un souvenir. Dans un groupe de promeneurs botanistes, on fait un tour pour se présenter. Les hommes disent qui ils sont, les femmes disent qu’elles sont la femme d’untel. Quand mon tour arrive, après mon épousée, je dis qu’Odile est la femme dont je suis l’époux. Histoire de faire un commentaire que personne ne m’avait demandé bien sûr.

Des choses qui me possèdent et que je pense posséder ?

Oui, ma myopie par exemple. Je suis mon patrimoine génétique exprimé dans un contexte et pourtant c’est à moi, c’est moi : je suis myope et non pas porteur de myopie ou de calvitie. Ce truc qui est à moi me possède autant que je le possède. Je dis mon, parce que c’est moi qui aie la parole ; mais je n’ai pas le dernier mot pour autant. Je dis ma vie, et pourtant je sais que je suis son hôte, ce n’est pas moi qui décide de la date de péremption. Ma couleur de peau, ma taille, mon sexe, autant de choses qui font que je suis ça, et qui me possèdent autant qu’elles m’appartiennent. Ce genre de choses sont mon corps et donc mon destin (Freud). Des choses dont on voudrait se dégager aujourd’hui (le regard des autres dans mon identité), tout en en étant fier.

Comment faudrait-il énoncer les choses plus justement ?

Les lunettes dont je m’affuble ; la calvitie qui me caractérise, la couleur de peau que je tiens de l’histoire etc… C’est-à-dire indiquer la relation que j’entretiens et qui n’est pas ma possession mais seulement une relation particulière. Ce n’est pas très pratique et au final sans intérêt, à condition de ne pas généraliser imprudemment cette facilité de langage que permet le possessif.

Par exemple

Quand je dis : mon idée, je ne sais pas vraiment si c’est la mienne ou si je suis son homme, son porte-parole. Il y a des slogans, des idées toutes faites, des éléments de langage, des idéologies, que l’on reprend, que l’on croit penser mais qui nous pensent en fin de compte. Un psychanalyste anglais, W.Bion, appelle ça des pensées sans penseur. Je suis sûr que vous vous êtes surpris à dire des choses que nous ne pensiez pas vraiment, pousser par un copain à qui il faut répondre aux idées toutes faites par des idées toutes faites. Ce sentiment d’échanger des banalités est le signe que l’on n’échange pas de la pensée, qu’on ne possède pas les idées que l’on pose, mais qu’on s’en fait l’écho, le haut-parleur. Les éléments de langage en politique.

Comment savoir quand on pense ?

Je ne peux le savoir qu’après véritablement, et encore c’est à une condition – et c’est de cela dont je voulais vous parler – de ne pas m’identifier à l’argument que je vais poser, plus exactement à condition de repérer dans le fil du débat ce qui de moi s’est identifié à cet argument. Il faut rester dans cette posture du chasseur qui ramène au groupe une idée à partager, un argument, qui ne lui appartient pas, qui n’est pas lui, c’est seulement le fruit de sa compétence de chasseur/chercheur qu’il met met au service du groupe. D’autres ne l’auraient pas trouver, mais il doit se garder de s’identifier au fruit de sa recherche. Il devrait dire : cet argument que je présente, plutôt que j’ai un argument ou pire, mon argument. Etre un chasseur plutôt qu’un laboureur d’idées ou d’arguments.

Quel est le problème ? Tout le monde fait ça

Le problème c’est la réciprocité : croyant posséder un argument je suis possédé par lui. Je peux le défendre par la suite même s’il est mauvais, comme s’il s’agissait de moi. Le lâcher c’est avoir tort – la chose la plus dure au monde – alors qu’il s’agit seulement de l’écarter si par bonheur on s’aperçoit à temps qu’il n’est pas bon. On sait faire ça avec les feuilles de sa salade, mais on est prêt à mourir pour une mauvaise idée, un mauvais argument. La mort plutôt que se dédire. Soit le contraire de la posture philosophique que l’on est supposé apprendre à l’école, pour être libre, donc citoyen.

Tu vois ça à l’oeuvre ?

Oui, partout. C’est une attitude humaine que de s’identifier à ses pensées, ses idées, ses arguments, ses chaines. A tel point aujourd’hui, que certains réclament comme un droit fondamental, avec l’aide d’humanistes estampillés, d’être identifiés exclusivement à leur pensée, leur croyance, leur idéologie ; alors que c’est une pathologie de l’identité. Leur contester ce prétendu droit serait contester leur être même, donc de la haine, donc à condamner et à faire taire ;  mais c’est de l’obscurantisme.  Il peut s’expliquer sur le plan psychique, sur le plan politique aussi, mais pas sur le plan philosophique. 

Comment en sortir ?

Liberté Egalité Fraternité, c’est un effort intellectuel important qui est demandé là.  Il faut se méfier de soi, penser ses aliénations avant de penser celles des autres. Mais le pouvoir, la lutte pour en jouir, pour bénéficier de privilèges, pervertit la démarche philosophique vers la liberté. Encore et toujours cette fichue liberté que tout le monde veut, et dont personne ne veut. On voit bien que tous s’étripent sur cette notion. Et en même temps, il nous est impossible de la mettre sur la table pour l’explorer. Notre conception de la liberté est à géométrie variable, en fonction de nos besoins ; personne n’est pas prêt à l’explorer collectivement. C’est-à-dire prêt à en assumer les conséquences dans les domaines sociaux notamment, plus que sociétaux. La laïcité s’est construite pas à pas contre le féodalisme, le cléricalisme et l’obscurantisme ; on fait comme si le mot était la chose. Ça ne marche pas.