Les parents sont vigilants pour apprendre le partage aux enfants. Et ça bataille ferme.

L’enfer est pavé de bonnes intentions. C’est légitime bien sûr, et peut-être même souhaitable surtout quand ils ont des frères et soeurs, mais les questions à se poser sur le partage sont : a-t-il les moyens de le comprendre à son âge ? Quelle est l’urgence ? C’est-à-dire penser d’abord à ses capacités qui sont limitées. Ce qui est important pour la vie, pour grandir sereinement, c’est d’abord posséder. Avoir une possession exclusive, totale, ça fait plus que du bien. C’est un besoin fondamental qui doit être satisfait. Et cette étape peut durer… un certain temps.

Lui prendre un objet des mains ce n’est pas un apprentissage du partage alors ?

Non, ce peut-être vécu comme un arrachement d’une partie de soi. C’est une violence complètement incompréhensible pour lui. Lui qui croyait avoir, qui jouissait d’avoir, il se voit spolié, dépouillé, voire mutilé. Difficile d’imaginer son désespoir si on n’a pas de souvenirs de sa propre petite enfance. Ce n’est pas mal l’éduquer que de lui laisser sa propriété, c’est respecter sa conception du monde qui, rassurez-vous, va changer progressivement. On peut dire qu’au contraire en forçant les enfants à lâcher trop tôt pour qu’ils ne soient pas jaloux… on les rend jaloux ; ce qu’on leur reprochera ensuite en toute injustice. Double peine donc.  Parfois ils continueront à manifester violemment, parfois ils se feront silencieux s’ils comprennent que la manifestation de ce sentiment est interdite, ce qui trompera les parents sur l’efficacité de leur éducation. 

Mais les enfants auront-ils la capacité de partager plus tard si on ne leur apprend pas ?

Les enfants très petits sont capables d’aider les autres. Par exemple, un petit de 14 mois peut tendre son biberon à quelqu’un qui pleure pour le consoler, mais c’est son mouvement personnel qui signe une empathie. Ce mouvement est spontané et ne va pas forcément durer plus de quelques secondes, car il ne sait pas encore si les choses vont revenir; si elles partent longtemps ou si elles disparaissent de son champ de vision. Les enfants ont une conscience morale, s’ils sont malléables à l’apprentissage, ils ne sont pas une page blanche pour autant. Ils ont en eux un patrimoine génétique vieux comme le monde qui leur a transmis la solidarité, l’empathie, la préoccupation pour le plus faible. 

Il faudrait leur laisser l’initiative ?

Pour prêter encore faut-il posséder préalablement, et savoir que l’objet ne va pas disparaitre mais va revenir. Ça fait deux grosses conditions. Les jeux du « à toi à moi », par exemple les balles qu’on échange ou les petites voitures qu’on se lance, sont de ce point de vue très instructifs pour l’enfant : ça part certes, mais ça revient. Ouf ! L’enfant sera capable de prêter spontanément quand ce sera son heure, et éprouvera un grand plaisir en faisant plaisir à l’autre dès qu’il pourra imaginer le plaisir, et non plus la prédation et le sadisme.

Mauvaise idée donc que d’acheter un jouet pour deux ? Un jouet dont l’usage est exclusif s’entend

Pas très bonne idée de mon point de vue. Il partage déjà leur mère, leur père, et c’est une sacrée épreuve. L’idée serait plutôt de leur permettre d’avoir en nom propre, comme on possède son corps ; comme on possède son intimité inviolable. Un truc à soi qui nécessiterait que l’autre apprenne, s’il le désire, une stratégie d’approche, une façon de faire une demande, à donner des garanties ; apprenne aussi à en jouir d’une manière discrète, en le respectant, c’est-à-dire sans que cela soit une violation des droits du propriétaire etc… Vous voyez que ça ouvre bien des pistes sur d’autres domaines également.

On ne court pas le risque d’en faire des égoïstes ?

L’égoïsme comme défaut viendra peut-être plus tard. Je ne sais pas si ce qualificatif est adapté aux petits en tant que défaut. Les enfants pensent le monde à partir de leurs connaissances qui sont d’abord tirées des expériences du corps, et des expériences relationnelles proches. Ils sont centrés sur eux parce que c’est ce qu’ils connaissent du monde. Leur raison n’est pas alimentée par les mêmes informations, la logique est différente, et leurs besoins et leurs sources de plaisir vont évoluer. Pas d’urgence donc à les déclarer égoïstes et leur en faire le reproche. 

En revanche… 

En revanche on peut s’interroger sur les figures identificatoires que l’on propose aux enfants et aux jeunes adultes : ne seraient-ce pas de petits enfants dans des corps d’adultes que l’on nous montre et nous vante dans les journaux et à la télé ? La cupidité et l’avidité ne seraient-elles pas présentées comme des vertus viriles ? Des marques de réussite, voire les moteurs  « naturels » du monde moderne ? Nous avons un discours ambigüe par rapport à l’égoïsme, et les enfants le perçoivent : être et ne pas être égoïste… en fonction des circonstances. Ils vont composer entre les discours et les actes.